Trois réponses à Boris Faure

Boris Faure – Vous vivez à Londres. Quand et comment avez-vous franchi la Manche ?

David di Nota – Je me suis installé à Londres il y a trois ans. J’ai pu ainsi observer la bataille du Brexit sur place, et, de manière plus directement liée à notre propos, suivre de près l’incident à la Batley Grammar School (incident au cours duquel un professeur a été exfiltré de son établissement après avoir présenté des caricatures de Charlie Hebdo dans le cadre d’un cours sur la notion de blasphème). Céder à a pression des intégristes et se répandre en plates excuses me paraît hautement critiquable, mais l’attitude du directeur a au moins l’avantage de la clarté. Nous faisons preuve de la même faiblesse en France, tout en donnant l’impression de défendre les Valeurs de la République. C’est cette duplicité que j’ai essayé de restituer dans mon livre.

Votre dernier livre, la contre-enquête consacrée à l’assassinat de Samuel Paty, est bouleversant. Son titre pose son contenu d’emblée – « J’ai exécuté un chien de l’enfer ». Il est question de la violence islamiste de l’assassin mais aussi de ceux qui ont armé le bras de ce dernier. Là où votre travail est le plus pertinent, de mon point de vue, c’est quand vous dénoncez les lâchetés ou les inconséquences de l’institution scolaire face à l’accusation d’islamophobie initiale qui a frappé injustement le professeur et était orchestrée. Dans les jours avant l’assassinat Samuel Paty apparaît comme relativement isolé et à demi-désavoué par les autorités rectorales, et notamment le référent laïcité…

Permettez-moi de synthétiser la situation à partir d’une anomalie. Je n’accuse pas l’Education Nationale d’avoir sciemment souhaité la mort de Samuel Paty, ce qui est serait évidemment grotesque, mais d’avoir considérablement minimisé les menaces islamistes qui pesaient sur le professeur.

Pour le comprendre, analysez de près les échanges du référent laïcité, lisez-les attentivement, et vous verrez qu’une chose extraordinaire se produit. Alors que le fiché S Sefrioui est identifié dès le 8 octobre 2020 par l’administration scolaire, le référent laïcité occulte sa présence au cours de ses échanges avec ses supérieurs. Tout le monde sait qu’un islamiste est à la manoeuvre, le premier concerné, à savoir Samuel Paty, ne cesse de le dire, et le référent laïcité choisit de tout réduire au seul Chnina, transformé en une sorte de loup solitaire… Cachez cet islamiste que je ne saurais voir… Je note que, par contraste, Paty est parfaitement conscient de la dimension islamiste de l’ “incident” monté de toutes pièces contre lui. Lisez l’email du 11 octobre adressé à l’ensemble de ses collègues, et sa déposition au commissariat de police la semaine suivante. Avec une concision parfaite, Paty évoque une “intention de nuire” de la part des islamistes et de certains parents d’élèves, intention qui n’a rien à voir, dit-il, “avec l’émotion (les parents seraient “choqués”) ni la colère” (l’islamisme serait purement réactif). Question : son administration l’a-t-elle jamais compris, ou entendu ?

Pourquoi ce livre et comment avez-vous mené l’enquête justement ?

J’ai décidé d’écrire “J’ai exécuté un chien de l’Enfer” le jour même de l’attentat. J’ai commencé par recouper tous les articles de presse, puis j’ai réalisé des entretiens ciblés, avant de me pencher sur les pièces administratives – terme ultime de mon investigation. Pourquoi ce livre ? Je ne sais pas. Sophocle a prononcé des paroles magnifiques au sujet du devoir de vérité : “Ce devoir ne date pas d’hier, mais il est en vigueur de toute éternité, et personne ne sait d’où il vient”.

Trois réponses à Boris Faure, Lesfrançais.press, décembre 2021. Crédit photo : Sonia Dyens-Fitoussi.

Curieux incident survenu dans la ville de Bordeaux

Dans la nuit de vendredi à samedi, des individus cagoulés ont commis l’irréparable : coller des affiches en hommage à Samuel Paty. La provocation était de taille, puisque la ville de Bordeaux a décidé de ne pas rebaptiser une voie publique du nom de l’enseignant décapité. Que les choses soient bien claires : Monsieur le Maire a toujours été contre la décapitation des gens.

Seulement voilà : comme la commission de viographie s’en est aperçu (après avoir consulté ses fiches), seules les personnes décédées depuis plus de cinq ans peuvent voir leur nom attribué à une voie commune. Que faire ? Quel parti prendre ? Les viographes ont tranché : cette règle administrative passe avant.

Il me reste à conclure cette note informative par un éloge de l’Administration Française, qui a toujours fait les bons choix dans les moments graves. Paix à Monsieur le Maire, et longue vie à nos Commissaires.

Quand Spinoza résume l’affaire Samuel Paty

« L’exercice du pouvoir ne va pas sans sans la pire violence dans un Etat où l’on tient pour crimes les opinions qui sont du droit de l’individu auquel personne ne peut renoncer ; et même, dans un Etat de cette sorte, c’est la furie populaire qui commande habituellement. Pilate, par complaisance pour la colère des Pharisiens, fit crucifier le Christ qu’il savait être innocent. Pour dépouiller les plus riches de leurs dignités, les Pharisiens commencèrent d’inquiéter les gens au sujet de la Religion et d’accuser les Saducéens d’impiété ; à l’exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage, ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne » (1670)

Spinoza aux enfers

Arrangez-vous pour tenir les autorités religieuses à distance, écrivait Spinoza dans son Traité Théologico-politique, avant que Nicolas Sarkozy ne nous dise le contraire dans son opus magnum, “La République, la religion, l’espérance”. Non seulement le politique a beaucoup à apprendre du bon pasteur, mais un Ministre de l’Intérieur conscient de sa mission sécuritaire se doit de ratisser large, quitte à courtiser les confréries les plus douteuses – Frères Musulmans inclus — afin d’honorer ce que notre homme appelle la “laïcité positive”.

Geraldine Muhlmann vient de consacrer à ce tournant concordataire un livre indispensable. “Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice [sic] et le charisme d’un engagement porté par l’espérance”, entonnera Sarkozy en 2007. “Ces thèmes vont se retrouver, quelques années plus tard, dans la bouche du président Emmanuel Macron, d’une manière encore plus accentuée et développée”, précise Muhlmann. De fait, du discours sarkozyste de Latran au discours macroniste des Bernardins (2018), l’engouement pour le discours pastoral prendra une importance croissante sans que l’on sache très bien si l’indigence des concepts engendre la platitude de l’expression, ou l’inverse. Sarkozy : “Un homme qui croit, c’est un homme qui espère”. Macron : “le doute” est dangereux, car il nous empêche “d’étancher notre soif d’absolu”. Comment peut-on débiter de telles sornettes sans rougir ? Passion pour les clichés ? Concession à l’air du temps ? Cynisme spiritualiste conçu pour attirer les électeurs à bon compte ?

La vérité est que cette comédie s’inscrit dans un panorama philosophique beaucoup plus large. Muhlmann propose d’étudier cette étrange évolution sous la forme “d’un anti-spinozisme radical”, et je ne sais rien de plus vrai et de plus juste. On entendra par “anti-spinozisme” une disqualification de l’opposition du théologique et du politique sur laquelle reposait, jusque dans les années 90, l’idéal séculier, au profit d’une valorisation politiquement assumée de la foi. Ce qui s’oppose au spinozisme n’est pas la religion (qu’il n’est pas question de réduire à néant au profit d’un athéisme d’Etat), mais le refus de maintenir la religion dans la sphère privée, et, par conséquent, le refus de maintenir ces deux sphères séparées. L’exemple de Madame Mouffe est sur ce point éclairant : la philosophe belge nous apprend que la “constitution d’un Etat islamique” dans lequel un chef d’Etat doit “mettre en oeuvre ce que Dieu a ordonné” ne constitue nullement “une menace à la démocratie”. On voit que George Orwell n’avait pas tort de préciser ce point : seul un intellectuel peut tenir des propos absolument et intégralement absurdes avec le sentiment d’oeuvrer pour le bien du peuple.

Encore ces propos ont-ils quelque chose de foncièrement comique ; le pire, comme d’habitude, est à venir. A l’instar d’Agamben (dont la critique minutieuse constitue l’une des pièces essentielles de cette investigation), Mulhmann consacre des pages très précieuses à Carl Schmitt et à la séduction étrange que ce penseur nazi exerce sur l’intelligentsia. “Nous nous consacrons à nous-mêmes et à notre origine divine”, ruminera l’auteur en question. La phrase pourrait servir d’exergue à ce nouvel engouement pour l’Invisible, même si le discours pastoral se décline, comme la haute couture, sous différentes formes.

Soucieux de remédier au désespoir des sociétés séculières, Monsieur Habermas pense que la foi possède des propriétés “socio-intégratives” des plus appréciables. Tout aussi soucieux de nous consoler, Monsieur Taylor pense que la religion est une lumière dans la nuit de la modernité finissante. Se dégage de tout ceci une image de la piété sans violence, de la foi sans ennemis, comme si la religion ne tuait personne, ni en Irak, ni à Madrid, ni à Paris. En quoi cette image d’Epinal est tout à fait conforme aux propos insipides de Monsieur Macron. Pardon de revenir à son mentor, mais les pensées de Sarkozy méritent, comme souvent, le détour : “Les crimes qui ont été commis au nom de la religion n’étaient pas dictés par la piété, ces crimes n’étaient pas dictés par le sentiment religieux, ces crimes n’étaient pas dictés par la foi”. Voici venu le temps de la piété sans tache, du gentil Saint-Bernard et de l’Eglise-amour.

Ce reniement radical du Traité Théologico-politique n’aurait qu’une importance académique s’il ne contribuait à faire passer de fausses évidences pour des vérités révélées: en quoi le processus de sécularisation est-il synonyme de désespoir ? Pourquoi une société devrait-elle se tourner vers la religion et non l’irréligion ? Et si l’épuisement prêté aux sociétés séculières n’était étalé sous nos yeux que pour donner au philosophe l’occasion de revêtir, une nouvelle fois, ses habits de mystagogue ?

Il faudrait, pour rendre justice à ce livre ambitieux et précis, reprendre cette dérive pastorale point par point. Si chaque auteur abordé fait l’objet d’une lecture prudente et détaillée, Muhlmann n’en jette pas moins sur cette évolution si peu nietzschéenne un regard “sans merci”. La phrase exacte, qu’il me plaît de citer entièrement, est la suivante: “L’imposture du théologico-politique exige une dénonciation sans merci, à la mesure de la violence théorique qu’elle représente. A travers cette étude, j’ai acquis la conviction qu’il n’y a rien à sauver. La critique peut donc être radicale, et elle doit l’être”. Propos limpide et passionnant, à l’image du livre tout entier.

Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Les Belles Lettres, octobre 2022.

La Culture du Respect, nouvelle intoxication idéologique.

Il faut le répéter, le marteler : nous vivons dans un pays où 130 personnes ont été massacrées, les unes alors qu’elles buvaient à la terrasse d’un café, les autres alors qu’elles assistaient à un concert, un autre encore alors qu’il venait de convoyer des spectateurs pour un match de football. Il faut le répéter parce que tout est fait pour absorber, digérer cet événement et le ramener à une dimension acceptable, que nous saurions gérer par les procédures habituelles de notre bel État de droit.

Le procès gigantesque qui se tient au Palais de Justice de Paris est en train de virer au malentendu majeur. Il a permis, bien sûr, de faire entendre des témoignages poignants et nécessaires, de perpétuer la mémoire de cette nuit d’horreur et de ce qui s’ensuit. Et, de toute façon, nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons, nous ne savons faire que cela. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que nous faisons, justement. Cet État de droit que d’aucuns brandissent comme une amulette éloignant les mauvais esprits et les sujets qui fâchent nous enjoint, à juste titre, d’accorder un procès équitable, même à la pire des ordures, pour déterminer précisément l’ampleur de sa faute et les processus qui y conduisent. Mais on parle là de procès civils, portant sur des individus qui enfreignent les lois et perturbent l’ordre social. Le 13 novembre 2015 est incommensurable parce qu’il ne relève pas de cela mais de l’acte de guerre.

Et nous allons tout droit au piège. Quand les anciens patrons de la DGSE et de la DGSI comparaissent devant ce tribunal pour répondre aux questions des avocats de la défense ou des parties civiles, que croyons-nous qu’il en ressortira ? « Avez-vous déjà travaillé avec Jabhat al-Nosra ? », « auriez-vous laissé partir des jeunes gens en Syrie pour vous en débarrasser ? », « la refonte des services de renseignement permettrait-elle d’empêcher de nouveaux attentats ? »… Les questions sont du même ordre que celles qui ont été posées à François Hollande, venu tranquillement à la barre comme un pékin moyen, histoire d’être jusqu’au bout le président qui n’aura rien compris à ce que signifie être président.

À quel moment allons-nous enfin nous demander au nom de quoi et dans quel but ces questions sont posées quand il s’agit de juger Salah Abdeslam et les complices d’un crime de guerre ? Y a-t-il eu, à Nuremberg, quelqu’un pour s’interroger sur la lenteur de l’organisation du débarquement ou de la libération des camps ? Nuremberg fut le procès de l’idéologie nazie. Nous ne savons pas faire, aujourd’hui, le procès de l’idéologie islamiste. Et les mêmes dérives se reproduiront quand il s’agira de juger ceux qui ont, par leur dénonciation calomnieuse et leur harcèlement, provoqué la mort de Samuel Paty.

L’État de droit ne vaut que quand il s’articule à la volonté du peuple. Alors seulement, une démocratie fonctionne à peu près. Et c’est au peuple de sanctionner les manquements et les erreurs de ses dirigeants. La politique étrangère de François Hollande fut un naufrage, qui a conduit (dans la droite ligne de celle d’Alain Juppé sous Nicolas Sarkozy) à l’effacement de la France de la scène internationale. Cependant, nous n’avons pas à en débattre devant Salah Abdeslam mais devant la représentation nationale.

Il ne faut donc pas s’étonner, ensuite, qu’un Éric Zemmour choisisse cyniquement de relancer sa campagne en se rendant devant le Bataclan pour attaquer le même François Hollande avec tout le simplisme et toute l’arrogance de celui qui n’a jamais exercé la moindre responsabilité. On savait que des terroristes pouvaient s’infiltrer parmi le million de migrants accueillis par Angela Merkel dans le mépris total de toute coopération européenne ? Eh bien, il n’y avait qu’à fermer les frontières ! Combien de temps, selon quelles règles précises ? Le brillant candidat ne le dira pas.

Il faut avouer qu’en face, quand l’insoumise Raquel Garrido lui reproche d’empêcher par ses propos la « réconciliation » entre les familles des victimes et les terroristes, on touche le fond. Mais voilà encore le révélateur de cette logique viciée qui est la nôtre, et que perpétuent à l’envi ceux qui ânonnent que « les terroristes veulent nous diviser » et qu’il faut surtout « ne pas polémiquer ».

Les terroristes veulent nous tuer. Et il faut absolument débattre de la façon dont nous allons combattre leur idéologie, qui contamine de jeunes Français en utilisant tout ce que notre société produit de culpabilité, de haine de soi, de naïveté crasse et de sanctification du « respect ». Il faut lire le livre de David di Nota, « J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty » qui montre précisément comment cette idéologie du « respect » des susceptibilités, même religieuses, imposée depuis des décennies aux enseignants, interdit toute forme de transmission, et donc de laïcité.

Nombre de Français ont le sentiment que leurs gouvernants sont totalement impuissants devant les violences et les injustices de ce monde. Beaucoup, surtout depuis la pandémie, ont choisi le repli. Ils ont fait sécession, ne votent plus et se tiennent éloignés des médias. D’autres crient leur colère à travers des candidatures caricaturales ou antidémocratiques. Les traiter de fascistes ne changera rien. La seule réponse est de ne pas se tromper de combat.

Natacha Polony, novembre 2021.

The Death Poem

Where was the body found?

Who found the dead body?

Was the dead body dead when found?

How was the dead body found?

Who was the dead body?

Who was the father or daughter or brother

Or uncle or sister or mother or son

Of the dead and abandoned body?

Was the body dead when abandoned?

Was the body abandoned?

By whom had it been abandoned?

Harold Pinter, 1997

BEHIND ENEMY LIES : réponses à Fraser Myers

Comment est-on passé d’un cours sur la liberté d’expression dans lequel Samuel Paty montre les caricatures à son assassinat ?

Tout part du récit mensonger d’une élève qui n’était pas dans la classe lorsque Samuel Paty a donné son cours, récit qui fera passer l’enseignant pour un islamophobe. Ce mensonge sera répandu sur les réseaux sociaux par l’entremise du père et d’un islamiste notoire, Abdelhakim Sefrioui, jusqu’à attirer l’attention de l’assassin, Abdoullakh Anzorov. Après avoir payé quelques centaines d’euros des élèves afin d’identifier sa cible, l’assassin lui tranchera la tête avec un couteau de boucher.

Comment sa hiérarchie a-t-elle réagi ?

On pourrait penser que la situation d’un professeur pris en chasse par des islamistes déclencherait une réaction de protection immédiate : eh bien non. On a demandé au professeur de s’excuser dans l’espoir de calmer les offensés, quitte à accuser Samuel Paty d’un crime qu’il n’avait pas commis : “froisser les élèves” — généralisation aussi factice qu’abusive. On est en train d’enfermer les enseignants dans une situation à la Catch 22 : d’un côté, il leur est demandé de ne pas froisser la sensibilité religieuse de leurs élèves ; de l’autre ils doivent faire abstraction de ce ressenti afin de préserver le caractère foncièrement a-religieux, en France, de l’enseignement laïque. L’administrations scolaire a cédé aux pressions de quelques parents offensés en priant Paty de présenter ses excuses pour ce qu’elle appelle son “erreur”. Le traitement pédagogique de l’affaire a conduit à sous-estimer les menaces réelles qui pesaient sur lui.

Qu’est-ce que l’affaire Paty nous apprend de l’islamisme en France ?

L’auto-censure dans le milieu enseignant en France atteint des niveaux records, ce qui prouve que le crime paie. La société a peur et cette peur fait déraisonner les hommes à un point inimaginable. Permettez-moi de vous donner un exemple qui m’a beaucoup frappé au cours de mon enquête. Parmi les raisons avancées pour ne pas rebaptiser un collège Samuel Paty comme le souhaitait le maire d’une petite commune dans le Var, un professeur a avancé cet argument : on a déjà baptisé une rue du nom d’un homme assassiné par des islamistes (le lieutenant-colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame), on ne va pas recommencer avec Paty. Pourquoi ? Parce “ça rend les choses tristes pour un établissement qui reçoit des enfants”. Imaginez un seul instant que nos aînés aient tenu ce raisonnement-là : on ne va pas faire la liste de tous les résistants exécutés par les nazis, car cela pourrait attrister les enfants.

Qu’est ce que cela nous dit de l’antiracisme ?

De même que l’administration a trouvé judicieux d’accuser l’enseignant d’une erreur pédagogique au moment même où celui-ci était pris dans la tourmente, deux collègues ont trouvé opportun de condamner moralement l’enseignant avant de vérifier si, par hasard, la rumeur qui faisait de lui un islamophobe était vraie. Non seulement l’accusation d’islamophobie tue, mais elle est épaulée par cette forme de “virtue signalling” qui consiste à se présenter comme un anti-raciste devant tous les autres plutôt que de lutter avec courage contre les véritables agresseurs.

Quel impact l’affaire Paty a-t-elle eu sur la politique française ?

La décapitation de Samuel Paty n’a pas forgé un consensus à même de fédérer les principaux partis français autour d’une plateforme commune contre l’islamisme. Le champ politique reste profondément divisé sur la question, de même que les intellectuels et les enseignants restent profondément divisés sur ce qu’il faut entendre par “laïcité”. Il n’y a que les islamistes qui savent vraiment ce qu’ils veulent : contrôler le contenu d’un cours, éradiquer la satire, effacer la mémoire de leurs propres crimes.

Spiked, novembre 2021.

« J’ai exécuté un chien de l’Enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty », par Catherine Kintzler.

Le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021), est une « contre-enquête » accablante sur le dispositif qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. C’est une lumineuse et consternante remontée vers la doctrine pédagogique officielle qui a consenti à la série de rumeurs et d’accusations mensongères orchestrée par l’islamisme et l’antiracisme dévoyé qui l’accompagne. C’est un livre poignant, magnifiquement et sobrement écrit aux modes dramatique et narratif. S’y déroule d’abord, découpé par les entrées en scène, le scénario « à la fois bienveillant et meurtrier » d’une tragi-comédie politique. L’auteur retrace et analyse ensuite, en l’introduisant par un conte philosophique, l’édifiante histoire de la culture du respect dû aux croyants.

Sommaire

  1. Le scénario
    1. Prologue. Le dispositif institutionnel
    2. Acte premier. L’ordinaire du dispositif
    3. Acte II. Construction d’un incident
    4. Acte III. L’assassin
    5. Épilogue. Le dispositif institutionnel (2)
  2. Brève histoire de la culture du respect : un conte philosophique
    1. L’art d’être choqué
  3. Notes

Le scénario

Prologue. Le dispositif institutionnel

Un dispositif perpétuellement réformiste a mis en place depuis belle lurette le retournement du rapport entre élève et professeur. « En plaçant ce dernier sous le regard potentiellement accusateur de l’élève, l’école de la ‘confiance’ entérine, mais sans le dire, et tout en feignant de lutter contre, une relation asymétrique dont l’enseignant ne pourra sortir que très exceptionnellement gagnant ». (p. 21). À la moindre difficulté, une présomption de culpabilité pèse sur le professeur. À ce jeu disciplinaire auquel l’élève est convié à prendre toute sa part, est adjoint un « partenaire » de poids : le parent d’élève. Moralité : les professeurs n’ont qu’à bien se tenir.

Acte premier. L’ordinaire du dispositif

Un coup de fil accuse Samuel Paty d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe parce que musulmans. Un autre sème la division au sein de l’équipe enseignante. « Comme dans tous les procès où l’innocent doit s’accuser d’une faute qu’il n’a pas commise », le fautif supposé présente des excuses, ce qui est aussitôt converti en aveu et en preuve de culpabilité. La visite de l’inspecteur « référent laïcité » passe la couche de bienveillance requise : tout n’est pas si simple, il faut être nuancé et distribuer équitablement les torts entre les parties.

Acte II. Construction d’un incident

Samuel Paty est formel : la proposition de sortir de la classe ou de fermer les yeux ne s’est jamais adressée à une catégorie d’élèves sur une base religieuse – ce qui est confirmé par un élève présent : personne ne s’est senti exclu. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués ».

Deux personnages influents – « l’accompagnateur » A. Sefrioui et Brahim C. le père de l’élève – sous forme de vidéos bientôt relayées, s’emparent de cette parole mensongère et la développent : lamentations, accusation, généralisation (« il se comporte comme ça depuis des années ») ; amplification (« si on accepte ça, demain on arrivera peut-être à ce qui s’est passé à Srebrenica ») ; appel à la mobilisation pour « virer ce professeur ».

Du côté de l’administration, l’inspecteur poursuit sa mission apaisante : « il a froissé les élèves ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie. Un « référent laïcité » n’hésite donc pas à faire triompher l’omerta et à restaurer le délit de blasphème (p. 58).

Le Rapport de l’IGESR1 du 3 décembre rétablit les faits s’agissant du mensonge, mais ne cite pas les déclarations de Samuel Paty ni celles des élèves présents, préférant s’étonner de la résistance du professeur à reconnaître une « erreur »2. Il évite la question centrale : en quoi le ressenti religieux d’une partie des élèves pourrait-il déterminer « l’erreur » d’un enseignant ?  On sait (voir le prologue) que la réponse à cette question est connue d’avance ; aussi la rumeur de « racisme » continue-t-elle à se répandre.

Acte III. L’assassin

Le fils d’un Tchétchène ayant trouvé refuge dans l’« État français islamophobe », alerté probablement par les vidéos, a choisi sa victime. Après avoir acheté trois couteaux de boucherie, Abdullah Anzorov arrive sur les lieux. Il propose 350 euros à un groupe d’élèves pour lui désigner Samuel Paty. Deux d’entre eux « trouvent l’idée intéressante » (p. 72). L’assassin suit sa victime.

« Nul ne sait si le professeur était encore conscient au moment de sa décapitation ». « La nature des coups au niveau des membres supérieurs et de l’abdomen ouvre deux interprétations possibles : ou bien le professeur s’est battu, ou bien l’assassin s’est employé à charcuter sa victime avant de lui trancher la gorge. » (p. 78)

Mort en ‘martyr’ sous les balles des policiers, Anzorov avait préalablement envoyé, aux bons soins du président de la République, un pieux message menaçant aux Français mécréants : « D’Abdullah, le serviteur d’Allah à Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».

Épilogue. Le dispositif institutionnel (2)

Le Rapport de l’IGESR se termine sur des « recommandations ». Le souci d’accompagnement qui inspire l’institution scolaire l’amène à prévenir le dérapage toujours possible dont « la tragédie fatale » de Samuel Paty offre le sanglant exemple. Le tout baigne dans l’autocélébration des services relayée par le message vidéo que la rectrice de l’Académie de Versailles envoie aux enseignants. Un grand sociologue se demande si, avant de blesser les croyants, on ne devrait pas y regarder à deux fois et appliquer nos principes de manière accommodante.

Les tombereaux mielleux d’hommages officiels et de fleurs qui recouvrent la décapitation ne parviennent pas à dissimuler le poids du contexte institutionnel : « Sans la destitution de l’enseignant et la sacralisation dévastatrice de l’élève, le témoignage de la petite Z n’aurait jamais acquis la moindre importance, pas davantage que le témoignage d’un cancre à l’époque somme toute bénie où l’administration scolaire n’avait pas encore fait du professeur, à la moindre offense ou au moindre malentendu, son fautif idéal. » (p. 94).

En se référant à l’« essai prémonitoire » publié en 1984 dans lequel Jean-Claude Milner3 décrit l’émergence et les conséquences de ce retournement qui autorise la rumeur et place, au motif d’égalité, chaque professeur en position d’accusé idéal, l’auteur rappelle le moment déjà ancien où la doctrine scolaire officielle a basculé.

Brève histoire de la culture du respect : un conte philosophique

« Il était une fois une petite fille très gentille qui ne demandait qu’à être aimée de la société. Malheureusement, cette société était très méchante et ne songeait qu’à la haïr » (p. 99). Tel est le résumé du « conte pour enfants raconté par des adultes » qui suit. Il suffit de remplacer « petite fille » par « racisée » et « société très méchante » par « société fondée sur la domination » pour en obtenir la version reçue par les sociologues.

On en trouve l’expression développée dans le livre de Houria Bouteldja4 dont l’auteur analyse les pivots : répartition binaire où la variante maximale de la domination est « l’État national blanc » ; racisme préétabli de la haine (des Blancs envers les non-Blancs) et de la vertu (des victimes racisées qui disent toujours la vérité) ; doctrine du salut des Blancs commandé par la contrition ; appel à un collectivisme islamique où « seul Allah est grand » et où chacun sera préservé du « je » toujours haïssable ; outillage pour la lutte « anti-discrimination » où le discours victimaire a pour objet de faire passer l’adversaire pour un monstre raciste.

Il est naïf de vouloir argumenter, de s’interroger sur la vérité de ce discours victimaire. Il est vain, comme on le voit par l’exemple de Salman Rushdie et celui de Samuel Paty, d’établir la fausseté des accusations qu’il lance. Il faut examiner la source de son efficacité. Elle réside dans la question « a-t-on raison d’offenser les croyants ? », d’où suit la maxime : « il vaut toujours mieux apaiser la colère religieuse ». Dès lors, la cause est entendue, et il est aisé d’en tirer la conclusion politique sacrificielle : la conception a-religieuse de la laïcité sera une intolérance guerrière, et le retour au délit de blasphème (« ne pas offenser les croyants ») sera qualifié de conception ouverte et apaisante – cela vaut bien une tête sans doute.

L’art d’être choqué

Introduit par la notion d’offense collective, ce rôle déterminant accordé au respect5 se soucie peu des individus et des singularités, qu’il s’agit toujours d’enfermer dans un groupe d’appartenance prétendant représenter, fixer et épuiser leur identité. Mieux : cette conception fusionnelle permet de critiquer « l’universalisme abstrait », et, en cultivant l’art d’être choqué, sert de cache-sexe philosophique aux idéologies totalitaires. Car « l’antiracisme islamiste n’a pas été inventé pour lutter contre le racisme […] mais pour corriger les effets de l’islamisme par le victimisme » (p. 128).

Au prétexte d’une hâtive ressemblance, l’art d’être choqué embrigade indistinctement et de force tout un groupe dans l’identité figée de victime dont il est mal vu de vouloir s’extraire. Son pouvoir s’étend bientôt au corps social qui s’empresse, notamment sous la forme de « partenariats » proposés par les élus, de voler au secours des ‘stigmatisés’ et qui finit par se regarder lui-même au prisme des coalitions identitaires. L’injonction d’appartenance somme chacun de revendiquer une dépendance.

On en mesure l’effet par la fréquence croissante de propositions du type « Moi, en tant que Blanc, je pense que… ». Comme si la pensée avait un épiderme, comme si seul un Blanc pouvait savoir ce que ressent un Blanc, un Noir ce que ressent un Noir6, une femme ce que ressent une femme. Comme si le respect d’une personne devait se fondre et se nier dans le respect de l’emprise d’une communauté sur les individus, dans le respect d’un ascendant religieux exclusif et jaloux sur les esprits singuliers. À cela l’auteur oppose justement la richesse de l’expérience littéraire. Parce que la littérature fait de l’expérience singulière une expérience traduisible, parce qu’elle repose sur le principe même du dépaysement intérieur – qu’aucun voyage empirique, fût-il dans les étoiles, ne saurait atteindre -, elle est la « négation même du projet communautariste et différentialiste » (p. 145)7.

Notes

1 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

2 – Page 11 du Rapport. L’accréditation d’une « maladresse » par le référent laïcité est reprise page 14, sans aucune formulation invitant à la distance critique.

3 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, rééd. Lagrasse : Verdier, 2009.

4 – Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.

5 – Voir sur ce site, C. Kintzler « Du respect érigé en principe » et « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème« .

6 – À ce compte, le grand film de Norman Jewison Dans la chaleur de la nuit (1967, d’après un roman de John Ball) deviendrait incompréhensible. Mais c’est précisément son intelligibilité qui est détestable aux yeux de l’antiracisme racialiste postmoderne.

7 – On pourrait ajouter, parallèlement, que la démonstration d’un théorème fait apparaître, elle aussi et sur un autre mode, la constitution d’un sujet autonome et requiert qu’on soit capable de se réfuter soi-même. Aussi la doxa victimaire, dans sa passion anti-universaliste, n’hésite pas à s’en prendre aux mathématiques.

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Trois itv, entre autres, à écouter :

Sophisme de la Terreur

Voici un livre d’un rare courage et d’une rare précision — livre que je ne puis que recommander en amont du procès du 13 novembre. Ce livre retrace toute l’histoire du chantage exercé sur les sociétés séculières au nom de Dieu — chantage dont, malgré l’assassinat des traducteurs de Salman Rushdie, malgré le massacre de Charlie Hebdo, malgré la décapitation de Samuel Paty, malgré le sort immonde fait à Mila, malgré les innombrables victimes de la « haine théologique » (j’emploie cette expression spinoziste à dessein) à travers le monde, nous ne sommes toujours pas sortis.

On peut résumer le chantage exercé sur les sociétés séculières à partir du sophisme suivant :

1) Je vous empêche de faire quelque chose au nom de mon Dieu.

2) Je vous menace de mort.

3) Vous réaffirmez vos principes haut et fort ? Vous avez donc choisi d’attiser la haine, ce qui prouve que vous êtes irresponsable.

Le plus étonnant est qu’il se trouvera toujours des écrivains (John Le Carré) des diplomates (Jack Straw) des intellectuels (Edgar Morin) des professeurs (François Héran) des gouvernants (Ségolène Royal) ou des Tartuffes de grand chemin (Ramadan) pour trouver ce chantage « compréhensible ». On confond piété et violence, et l’on demande aux autres de ne pas faire d’amalgame. Voilà où nous en sommes, voilà toujours où nous en sommes.

Livre admirable, disais-je, qui jette une lumière crue sur cette sinistre comédie.

Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Fayard, 17 euros.