Se méfier de Shakespeare

« On peut ainsi résumer le grand tort de Shakespeare : ne pas avoir voulu, ou pu, ou su lire Bourdieu. Combien d’erreurs sociologiques et combien d’anachronismes aurait-il évités s’il avait pris la peine de se pencher, lui le Barde frivole, sur les structures sociales de l’économie. Seulement voilà : ni la rébellion fomentée par Jack Cade ni les contestations en Cornouaille n’auront éveillé sa conscience sociale. Face à un tel aveuglement, la méfiance s’impose ».

Geoffroy de Lagasnerie, Se méfier de Shakespeare, 2024.

Le masochisme sans peine

Disposition des livres chez Gibert Joseph. Sur la table de droite, Luc Ferry s’interroge sur la vie heureuse. Sur la table de gauche, Houria Bouteldja nous propose sa lecture de l’Etat racial intégral. « Et au milieu, demandera-t-on sans doute, qu’a-t-on placé au milieu? » À cette question chinoise le libraire a déjà répondu. Sur la table du milieu le promeneur découvrira un livre intitulé « Se vouloir du bien et se faire du mal », ce qui constitue peut-être le fin mot de l’histoire.

Swift as I knew him

Comme toutes les passions conçues et promues par des intellectuels, l’enthousiasme est un mouvement apparemment rationnel dont le noyau délirant n’apparaît que plus tard. Entre les premières revues pro-quelque chose et les désillusions mortifiantes, le temps d’attente est, en gros, de trente ans. Comme tous les lecteurs de Simon Leys le savent bien, les émancipateurs du genre humain sont tellement sûrs de leur fait qu’ils n’hésitent pas, dans un premier temps, à jouer les fiers-à-bras. On pourrait comparer cette phase révolutionnaire au stade du miroir chez Lacan : le Moi grossit, il devient, croit-il, autonome. C’est cette autonomie que l’on sent frétiller chez un Geoffroy Daniel de Lagasnerie ou un Johan Faerber, par exemple.

Puis l’automne apparaît, avec son cortège immanquable de contrition et de repentance.

On lira « A Tale of a Tub Written For the Universal Improvement of Mankind » comme la meilleure introduction possible à ce genre de turpitudes. De Jack, ce progressiste aux joues pleines qu’il faudrait comparer au Tartuffe de Molière, l’auteur nous dit ceci : “le premier prosélyte qu’il fera, c’est lui-même, et une fois ce pas franchi, il n’aura plus guère de difficultés à en recruter d’autres”. Car enfin, que serait Jack sans la masse des zélotes ? Rien, bien sûr. Une fois mise au rancart la capacité d’être seul, tout est possible – surtout le pire.

Plutôt que de prêcher la bonne la parole, Swift a choisi de saisir cet enthousiasme à la racine. Toute la quincaillerie révolutionnaire y passe, depuis l’emphase universalisante jusqu’aux rivalités infra-groupusculaires. On lit, on rit, on avance dans le livre comme s’il avait été rédigé par un pourfendeur du maoïsme ou de l’écriture inclusive. Et l’on comprend, chemin faisant, à quoi sert la littérature : à nous faire gagner du temps.

Jonathan Swift, A Tale of A Tub (1704).

Samuel Paty

« Pardon de briser le bel unanimisme émotionnel actuel, mais je rappelle qu’un dépôt de plainte a été effectué par la famille Paty contre l’Education nationale et le Ministère de l’Intérieur. Nous sommes actuellement dans la situation surréaliste suivante : tout le monde lui rend hommage, mais personne ne veut répondre aux questions très simples et très concrètes contenues dans ce document de 80 pages. Si aucun juge d’instruction n’est saisi pour faire en sorte que les responsables de sa non-protection répondent de leur gestion, le message qui sera envoyé aux professeurs est le suivant : vous voyez, on peut vous assassiner, on peut vous décapiter, tous ceux qui sont en charge de votre protection s’en sortiront, eux, indemnes — qui avec la légion d’honneur, qui avec les palmes académiques »

David di Nota, FranceinfoTv, 16 octobre 2022.

REPONSES à IL FIGLIO : « Ce livre est la nonfiction que j’oppose à tous ceux qui veulent nous raconter des histoires »

Pourquoi avez-vous écrit ce rapport sur l’assassinat de Samuel Paty ?

Ce qui m’a immédiatement frappé lors de l’attentat du 16 octobre 2020, ce n’est pas que des islamistes se comportent comme des islamistes en décapitant un homme : il faudrait être d’une extraordinaire naïveté pour s’en étonner. Non, ce qui a immédiatement retenu mon attention, c’est que l’on ait accumulé des couches de commentaires sur des couches de commentaires avant de chercher à savoir, tout simplement, ce qui s’était passé.

J’aimerais vous donner tout de suite un exemple : dans le sillage immédiat de l’assassinat, une polémique a éclaté en France, initiée par le ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, sur l’existence – ou non – de “l’islamo-gauchisme”. Existe-t-il un phénomène comme l’islamo-gauchisme ? Il se trouve que le réel a déjà répondu à cette question. Il suffit d’analyser les arguments de l’islamiste qui a mené la campagne de haine contre Samuel Paty, Abdelhakim Sefrioui, arguments qui reprennent tous les thèmes chers à la gauche dite radicale (comme le racisme d’Etat ou l’idée que la défense de la laïcité française serait une arme tournée contre les musulmans), pour observer cette collusion in situ. Je vous renvoie à la vidéo de Sefrioui sur ce point, vidéo qu’on aurait bien tort de négliger. Non seulement cette collusion objective existe, mais c’est elle qui a précipité, dans les faits, l’assassinat de Samuel Paty. Répondre à cette question dans l’abstrait au lieu de partir de l’assassinat lui-même est une grave erreur – sauf à considérer que le réel n’a rien à nous apprendre, sauf à se réfugier dans le déni.

Il faut donc partir du singulier pour s’élever vers le général, et non l’inverse. J’ai éprouvé la nécessité de remettre tout à plat, de raconter les faits les uns après les autres, en essayant de saisir la dynamique qui nous fait passer d’une rumeur infondée portant sur l’islamophobie supposée de Samuel Paty (rumeur initiée par une élève qui n’était pas dans la classe) à la décapitation d’un homme.

Quel genre d’homme était Paty ?

On s’est beaucoup employé à présenter Samuel Paty comme une sorte de prof un peu naïf. Il est crucial de comprendre pourquoi sa hiérarchie elle-même a défendu cette version.

Reprenons les faits chronologiquement : alors que l’enseignant fait l’objet de menaces physiques orchestrées par un islamiste notoire, l’Education Nationale fait le choix – admirons le timing – de mettre l’enseignant en accusation en lui reprochant d’avoir fait une “erreur”. Quelle erreur ? Celle de “froisser” (c’est le terme utilisé) les “élèves”. C’est une thèse très étrange. D’abord parce qu’elle est fausse – Samuel Paty n’a pas froissé ses élèves : ceux-ci ont témoigné au contraire du caractère bon enfant du cours, de la bonne ambiance générale. Ensuite parce que cette thèse est celle de la menteuse, autrement dit de l’élève qui n’était pas dans la classe. Pourquoi la thèse du “référent laïcité” est-elle la même que celle de la menteuse ? Voilà une anomalie très curieuse, que le rapport officiel de l’Inspection générale s’est bien gardée de relever, et moins encore d’expliquer.

A rebours de cette approche qui consiste à prendre l’enseignant “de haut”, je montre dans mon livre que Samuel Paty était parfaitement lucide, et sur les islamistes qui cherchaient à déstabiliser son cours sur la liberté d’expression, et sur le “soutien” – pour le moins ambigu, pour le moins étrange, pour le moins ambivalent – de son administration. Lorsqu’il déclare au commissariat, trois jours avant son assassinat, “je n’ai commis aucune infraction dans l’exercice de mes fonctions”, il répond, non pas au commissaire, mais à son administration.

Reste une question de fond : pourquoi vouloir que l’enseignant admette à tous prix une “erreur” ? C’est la question qui nous fait entrer au coeur de l’inconfessable – celle qui révèle ce point crucial que l’administration ne reconnaîtra jamais. On a cherché à “recadrer” le professeur pour donner des gages de bonne foi à la cohorte des harceleurs avec l’espoir que, par la grâce de ce recadrage, les choses se calmeraient. Le professeur est devenu le fusible parfait, la variable d’ajustement, le fautif idéal, et c’est d’ailleurs pourquoi, dès le départ (autrement dit le 6 octobre) on demande à Samuel Paty de s’excuser pour un malentendu créé de toutes pièces par une élève qui n’était pas dans la classe. “L’absurdité de la situation touche comme bien souvent au comique”, écrira l’enseignant dans un email.

Dans cette histoire, qui est coupable ?

Je n’attaque jamais des personnes dans mon livre et je n’adopte jamais la position du juge. Ce n’est pas mon travail. Mon travail consiste à dégager aussi nettement que possible la part de cruauté que l’assassinat de Samuel Paty — cet agencement administratif si singulier – dissimule. La cruauté, ce n’est pas l’islamisme. Il est très facile de condamner l’islamisme, mais il est beaucoup plus difficile d’examiner la cruauté systémique qui expose et continue d’exposer les enseignants – les passeurs indispensables de notre culture – au quotidien. L’assassinat de Samuel Paty nous en fournit l’occasion, à condition, comme dirait Althusser, “de ne pas se raconter d’histoires”. C’est tout l’enjeu de ce livre – un enjeu, à vrai dire, profondément littéraire. Pour autant, ce livre n’est pas une fiction. Ce livre est la nonfiction que j’oppose à tous ceux qui entendent nous raconter des histoires.

Quel est l’enjeu de cet assassinat ?

“Pourquoi cherchez vous à semer la discorde ?” : voilà comment les harceleurs de Conflans Saint-Honorine ont fait pression sur Samuel Paty avant de présenter l’enseignant comme un islamophobe sur les réseaux sociaux (jusqu’à ce qu’Abdoullakh Anzorov, l’assassin, ne le prenne en chasse). Les islamistes sont passés maîtres dans l’art de renverser les rôles, mais ils ne sont pas les seuls, tant s’en faut. “Samuel Paty a-t-il été assassiné ? C’est bien la preuve que la laïcité française est coupable”, voilà comment raisonnent certains éditorialistes du New York Times et une partie non négligeable de l’intelligentsia française et internationale. J’aimerais attirer l’attention sur le fait que la même tactique d’intimidation s’est exercée quelques mois plus tard en Angleterre, dans le Yorkshire, à la Batley Grammar School. Une fois encore des prétendus “parents d’élèves” sont venus menacer un enseignant au nom de leurs interdits religieux ; une fois encore les élèves ont pris la défense de leur prof en soulignant le fait qu’ils n’étaient pas du tout “choqués” par la caricature de Charlie Hebdo présentée dans le cadre du cours. Si la colère des croyants s’explique par le caractère insuffisamment ouvert ou tolérant de la laïcité française, pourquoi ce chantage a-t-il lieu en Angleterre, dans un pays de tradition politique aussi différente ? La vérité est que le procès fait à la laïcité française ne tient pas debout. Quelles que soient leurs traditions et leurs singularités, toutes les sociétés séculières sont attaquées de la même manière en Europe, de sorte qu’il n’est pas difficile d’observer le même chantage se répéter partout.

L’enjeu consiste à observer comment nous réagissons quand un individu est pris en chasse par des islamistes. L’enjeu consiste à observer comment les sociétés séculières défendent leurs propres principes lorsqu’elles sont attaquées à la base par des “entrepreneurs de colère” qui confondent religion et violence. Dans une société séculière, chacun est libre de croire ou de ne pas croire, mais personne n’a le droit d’imposer ses interdits religieux à tous les autres : il va sans dire que menacer un professeur au nom d’un interdit religieux trahit une méconnaissance complète de ces principes.

Craignez-vous que l’assassinat de Samuel Paty soit le préambule d’un avenir sombre ?

S’il est une chose que je redoute, c’est que le nouvel impératif de l’Education Nationale en France (“mieux former les enseignants à la laïcité”) ne serve qu’à placer, une fois encore, l’enseignant sur la sellette. On continue de superposer ces deux problématiques, la formation des enseignants à la laïcité et le nom de Samuel Paty, comme si une maladresse pédagogique était à l’origine de l’assassinat. C’est à la fois indécent moralement et malhonnête intellectuellement. Comme dans Le Procès de Franz Kafka, tout part d’une calomnie : c’est de là qu’il nous faut partir pour décrire avec exactitude ce qui s’est passé.

Réponses à Giulio Meotti au sujet de « J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty », Il Foglio, Octobre 2021.

Notre Dame des Fleurs

Quand Bégaudeau s’adresse aux « imbéciles », cela donne ce genre d’interview : « Les gens ne veulent pas comprendre Houria Bouteldja » ; la vérité, c’est qu’elle « s’inscrit dans la filiation de Jean Genet ». Voilà qui paraît finement observé, mais que pense notre charmante révolutionnaire de Jean Genet ? Ceci : « Sartre n’a pas su être radicalement traître à sa race. Il n’a pas su être Genet… qui s’est réjoui de la débâcle française en 1940 face aux Allemands ». Genet s’est réjoui de la victoire du nazisme, alors que Sartre n’a même pas été fichu de fêter cette défaite française dignement. Magnifique raisonnement qui passe désormais comme une lettre à la poste, et que Monsieur Bégaudeau se propose d’interpréter de manière littéraire, pour ne pas dire poétique – ayant sans doute gardé, tout au fond de lui, ce qu’il faut bien appeler une âme d’enfant.

Un assez joli scandale

Un anthropologue est arrivé dans la ville. Il saute dans un taxi et se dirige vers l’Unesco. Notre homme est censé dire du mal de sa propre culture et beaucoup de bien de toutes les autres. Voilà qui paraît normal : n’est-ce pas ainsi que l’on se construit une image d’antiraciste, de nos jours ?

Seulement voilà : notre homme s’appelle Claude Lévi-Strauss, il n’a rien à prouver en matière d’antiracisme, et s’il sourit tout seul assis à l’arrière de ce taxi parisien, c’est parce qu’il a décidé de n’en rien faire.

Sa conférence (vouée à susciter parmi les Grandes Têtes Molles du vivre ensemble ce que l’auteur appelle « un assez joli scandale ») est reproduite dans Le Regard Éloigné (Plon, 1983). On a rarement pris autant de plaisir à renverser une doxa dominante, à sortir des clichés dans lesquels le pseudo-humanisme aimerait nous enfermer – bref, à penser seul et librement. L’histoire ne dit pas si l’auteur est rentré chez lui après la conférence ou s’il a choisi de serrer des mains parmi les antiracistes de pacotille qui peuplent les institutions culturelles, mais il est certain qu’il a choisi de la publier. Façon de prendre date avant que l’idéologie de l’UNESCO – ce wokisme avant l’heure – ne remporte la partie ?

On peut voir ça comme ça.

La vengeance d’une vieille maîtresse

Vous souhaitiez faire la peau au capitalisme ? Il ne s’en portera que mieux. Vous souhaitiez moins d’Etat ? Vous en aurez toujours davantage. L’homme est déterminé par les contradictions métaphysiques de son temps, et le triomphe apparent de l’économie ne changera rien à l’affaire. Marx n’aura eu de cesse que de moquer l’idéalisme de Hegel en faveur de rapports sociaux réputés plus concrets ; c’est pourtant la métaphysique, avec ses fanfreluches et ses dentelles, qui triomphe à la fin. Il faut lire les « Principes de la Philosophie du Droit » (1820) comme on lirait l’histoire d’une femme trompée, ou la vengeance d’une vieille maîtresse. C’est aussi drôle, sanglant, et tragique.

Did somebody say reactionary ?

Chose suffisamment rare pour être signalée, l’une des analyses les plus fines et les plus pénétrantes du wokisme nous vient d’un Léniniste. J’ai bien conscience que le terme Léniniste est un peu réducteur. Quoi qu’il en soit, personne n’accusera l’auteur d’être un affreux réactionnaire. C’est dire si la thèse préférée de la gauche hypokhâgne (le wokisme est un mirage, il n’existe que dans la cervelle nauséabonde, nauséeuse et nausifiante des intellectuels de droite) est fausse.

« Some claim that “wokeness” is on the wane. In fact, it is gradually being normalized, conformed to even by those who inwardly doubt it, and practiced by the majority of academic, corporate, and state institutions. This is why it deserves more than ever our criticism—together with its opposite, the obscenity of the new populism and religious fundamentalism ».

Read more :

https://compactmag.com/article/wokeness-is-here-to-stay?fbclid=IwAR1Kq03v8FvHHaxvk7xrYQkwHJwvw_K2M45xT6QdstQPtRGV2bgrzNSMTC0

Je crois parce que c’est absurde : introduction à la religion woke.

Il paraît que les jours de Molière sont comptés et que son expression “les précieuses ridicules” a quelque chose de sexiste. Il se peut que l’expression soit condamnée à court ou moyen terme, mais la chose de disparaîtra pas de si tôt. J’en veux pour preuve le livre épatant que Jean-François Braunstein vient de consacrer à la religion woke. Après avoir taillé en pièces les généalogistes de fortune qui font de la French Theory le berceau du wokisme, Braunstein cite avec amusement les propos cocardiers de Rama Yade : « De Lacan à Foucault, ce sont les penseurs français qui ont inspiré le mouvement woke ! Soyons-en fiers en tant que français ! » Il faut n’avoir jamais lu les séminaires de Foucault pour s’imaginer un seul instant qu’une prédicatrice comme Madame Rousseau s’inscrit dans sa lignée. Il faut n’avoir jamais lu une ligne des « Écrits » pour s’imaginer que Lacan aurait tenu ces militants en haute estime (lui qui opposait aux progressistes de son temps le fameux : « Ce que vous voulez, c’est un Maître. Vous l’aurez »). Non contente de se mélanger les pinceaux, Madame Yade aimerait en être fière – démarche qui résume à elle seule l’inanité de la chose.

Mais pénétrons sans plus tarder dans les secrets du Grand Réveil. S’il faut en croire les grandes prêtresses de la conscientisation sociale, un éveillé digne de ce nom présente les caractéristiques suivantes : l’éveillé ne rit pas, car il sait que la souffrance est une chose sérieuse. L’éveillé s’identifie aux victimes de la domination occidentale – victimisme et identification étant ici une seule et même chose. Mais attention : l’identification ne vaut que si l’éveillé nous propose quelque chose de radical dans les domaines de la race, du genre, ou de l’intersectionnalité. Tant que l’éveillé ne nous proposera pas d’enchaîner les élèves de couleur blanche au fond de la classe, quelque chose ne tournera pas rond dans sa tête de conscientisé. Il lui faudra relire plus attentivement les sociologues de haute volée que l’université américaine et désormais française mettent si généreusement à sa disposition : Ibram X Kendi, Ta-Nehisi Coates, Robin DiAngelo, Ramon Grosfogel. On s’en vouvrait d’oublier le poids lourd de l’antiracisme savant, l’homme qui réunit les ceintures WBA, IBF, WBO et IBO de la lutte intersectionnelle, je veux parler de Monsieur Fassin, chercheur dont personne ne contestera – du moins je l’espère – le sérieux académique.

Soyons honnêtes : l’adoption d’une théorie sociale a toujours été affaire de croyance. La science prolétariennne fondée sur les lois de l’histoire n’a jamais trompé personne (sauf les pratiquants dudit culte) et il n’est pas jusqu’à la sociologie de Durkheim qui ne dégage une forte odeur de religiosité. Du moins les sociologues français avaient-ils un peu honte de ce qui faisait d’eux les substituts laïcs des prêtres d’antan ; tel n’est pas le cas des wokers. On chercherait en vain chez nos évangélistes cette saine hésitation qui retenait un Roland Barthes de commettre l’irréparable : faire la morale aux autres, prêcher la bonne parole, se poser en modèle d’une “déconstruction sexuelle” réussie.

C’est donc à l’impudence pastorale de ces nouveaux militants que Braunstein consacre ses premières pages, avant de déplier méthodiquement chacune des facettes de la déraison néo-racialiste. L’esprit reste interdit devant des propos de ce genre : “Moi, qui ai souffert depuis 1454, je parle”, comme si le blanc né en 1980 n’avait pas droit au chapitre. Il faudrait parler de savoir-censure pour désigner le type d’énoncés qui en découle. Puisque les Lumières (cette philosophie de Blancs) entendaient mettre la connaissance à la disposition de tous, l’idéal des “studies” procédera en sens contraire : un tel savoir aura atteint son but quand plus personne ne sera légitime pour parler de quoi que ce soit.

Cette déraison universitaire aurait tout du canular si elle ne s’intéressait à la vie sexuelle des individus avec un sérieux effarant. J’ignore si je suis une personne cisgenre, mais je suis sommé de savoir que l’homme est une femme comme les autres et qu’il tombe enceint comme tout le monde. Tout est choix, tout est genre, tout est fluide, tout est performance – à ceci près qu’un Blanc ne saurait se déclarer “emprisonné dans le corps d’un Blanc”. Un Noir peut s’inventer mille identités, tandis qu’un Blanc reste un Blanc, quoiqu’il fasse. On voit que la déconstruction a tout de même des limites, limites fixées, non par la Nature, mais par la nécessité de trouver un coupable, et de le punir.

Comment lutter contre cet incendie idéologique qui se répand à vitesse grand V ? Le premier contre-feu consiste à afficher un soutien sans failles aux intellectuels qui, noirs et américains (je pense en particulier à Thomas Sowell) refusent de se faire dorloter par des imbéciles au nom du Care ou de la solidarité raciale. Le second contre-feu consiste à établir une sociologie exacte de ces entrepreneurs en contrition, imposteurs dont le carriérisme ne le cède en rien à l’ascension capitaliste des petits rigolos qui sont passés, chez nous, du col Mao au Rotary. Mais la plus évidente de tous les réponses consiste à ne pas se laisser entraîner sur le terrain religieux sous le fallacieux prétexte que le racisme est, de fait, condamnable. Dit autrement : la plus évidente des réponses consiste à envoyer aux idées de faute et de contrition la fin de non-recevoir qu’elles méritent. ‘Quels sont les deux plus jolis mots de la langue anglaise ?”, demandait-on à l’auteur de “Mes Universités”. Et Gorki de répondre : not guilty.

Jean-François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.

England’s and Romania’s players take a knee before the international friendly soccer match between England and Romania in Middlesbrough, England, Sunday, June 6, 2021. (Paul Ellis, Pool via AP)