Dans la nuit de vendredi à samedi, des individus cagoulés ont commis l’irréparable : coller des affiches en hommage à Samuel Paty. La provocation était de taille, puisque la ville de Bordeaux a décidé de ne pas rebaptiser une voie publique du nom de l’enseignant décapité. Que les choses soient bien claires : Monsieur le Maire a toujours été contre la décapitation des gens.
Seulement voilà : comme la commission de viographie s’en est aperçu (après avoir consulté ses fiches), seules les personnes décédées depuis plus de cinq ans peuvent voir leur nom attribué à une voie commune. Que faire ? Quel parti prendre ? Les viographes ont tranché : cette règle administrative passe avant.
Il me reste à conclure cette note informative par un éloge de l’Administration Française, qui a toujours fait les bons choix dans les moments graves. Paix à Monsieur le Maire, et longue vie à nos Commissaires.
« L’exercice du pouvoir ne va pas sans sans la pire violence dans un Etat où l’on tient pour crimes les opinions qui sont du droit de l’individu auquel personne ne peut renoncer ; et même, dans un Etat de cette sorte, c’est la furie populaire qui commande habituellement. Pilate, par complaisance pour la colère des Pharisiens, fit crucifier le Christ qu’il savait être innocent. Pour dépouiller les plus riches de leurs dignités, les Pharisiens commencèrent d’inquiéter les gens au sujet de la Religion et d’accuser les Saducéens d’impiété ; à l’exemple des Pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage, ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne » (1670)
Arrangez-vous pour tenir les autorités religieuses à distance, écrivait Spinoza dans son Traité Théologico-politique, avant que Nicolas Sarkozy ne nous dise le contraire dans son opus magnum, “La République, la religion, l’espérance”. Non seulement le politique a beaucoup à apprendre du bon pasteur, mais un Ministre de l’Intérieur conscient de sa mission sécuritaire se doit de ratisser large, quitte à courtiser les confréries les plus douteuses – Frères Musulmans inclus — afin d’honorer ce que notre homme appelle la “laïcité positive”.
Geraldine Muhlmann vient de consacrer à ce tournant concordataire un livre indispensable. “Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice [sic] et le charisme d’un engagement porté par l’espérance”, entonnera Sarkozy en 2007. “Ces thèmes vont se retrouver, quelques années plus tard, dans la bouche du président Emmanuel Macron, d’une manière encore plus accentuée et développée”, précise Muhlmann. De fait, du discours sarkozyste de Latran au discours macroniste des Bernardins (2018), l’engouement pour le discours pastoral prendra une importance croissante sans que l’on sache très bien si l’indigence des concepts engendre la platitude de l’expression, ou l’inverse. Sarkozy : “Un homme qui croit, c’est un homme qui espère”. Macron : “le doute” est dangereux, car il nous empêche “d’étancher notre soif d’absolu”. Comment peut-on débiter de telles sornettes sans rougir ? Passion pour les clichés ? Concession à l’air du temps ? Cynisme spiritualiste conçu pour attirer les électeurs à bon compte ?
La vérité est que cette comédie s’inscrit dans un panorama philosophique beaucoup plus large. Muhlmann propose d’étudier cette étrange évolution sous la forme “d’un anti-spinozisme radical”, et je ne sais rien de plus vrai et de plus juste. On entendra par “anti-spinozisme” une disqualification de l’opposition du théologique et du politique sur laquelle reposait, jusque dans les années 90, l’idéal séculier, au profit d’une valorisation politiquement assumée de la foi. Ce qui s’oppose au spinozisme n’est pas la religion (qu’il n’est pas question de réduire à néant au profit d’un athéisme d’Etat), mais le refus de maintenir la religion dans la sphère privée, et, par conséquent, le refus de maintenir ces deux sphères séparées. L’exemple de Madame Mouffe est sur ce point éclairant : la philosophe belge nous apprend que la “constitution d’un Etat islamique” dans lequel un chef d’Etat doit “mettre en oeuvre ce que Dieu a ordonné” ne constitue nullement “une menace à la démocratie”. On voit que George Orwell n’avait pas tort de préciser ce point : seul un intellectuel peut tenir des propos absolument et intégralement absurdes avec le sentiment d’oeuvrer pour le bien du peuple.
Encore ces propos ont-ils quelque chose de foncièrement comique ; le pire, comme d’habitude, est à venir. A l’instar d’Agamben (dont la critique minutieuse constitue l’une des pièces essentielles de cette investigation), Mulhmann consacre des pages très précieuses à Carl Schmitt et à la séduction étrange que ce penseur nazi exerce sur l’intelligentsia. “Nous nous consacrons à nous-mêmes et à notre origine divine”, ruminera l’auteur en question. La phrase pourrait servir d’exergue à ce nouvel engouement pour l’Invisible, même si le discours pastoral se décline, comme la haute couture, sous différentes formes.
Soucieux de remédier au désespoir des sociétés séculières, Monsieur Habermas pense que la foi possède des propriétés “socio-intégratives” des plus appréciables. Tout aussi soucieux de nous consoler, Monsieur Taylor pense que la religion est une lumière dans la nuit de la modernité finissante. Se dégage de tout ceci une image de la piété sans violence, de la foi sans ennemis, comme si la religion ne tuait personne, ni en Irak, ni à Madrid, ni à Paris. En quoi cette image d’Epinal est tout à fait conforme aux propos insipides de Monsieur Macron. Pardon de revenir à son mentor, mais les pensées de Sarkozy méritent, comme souvent, le détour : “Les crimes qui ont été commis au nom de la religion n’étaient pas dictés par la piété, ces crimes n’étaient pas dictés par le sentiment religieux, ces crimes n’étaient pas dictés par la foi”. Voici venu le temps de la piété sans tache, du gentil Saint-Bernard et de l’Eglise-amour.
Ce reniement radical du Traité Théologico-politique n’aurait qu’une importance académique s’il ne contribuait à faire passer de fausses évidences pour des vérités révélées: en quoi le processus de sécularisation est-il synonyme de désespoir ? Pourquoi une société devrait-elle se tourner vers la religion et non l’irréligion ? Et si l’épuisement prêté aux sociétés séculières n’était étalé sous nos yeux que pour donner au philosophe l’occasion de revêtir, une nouvelle fois, ses habits de mystagogue ?
Il faudrait, pour rendre justice à ce livre ambitieux et précis, reprendre cette dérive pastorale point par point. Si chaque auteur abordé fait l’objet d’une lecture prudente et détaillée, Muhlmann n’en jette pas moins sur cette évolution si peu nietzschéenne un regard “sans merci”. La phrase exacte, qu’il me plaît de citer entièrement, est la suivante: “L’imposture du théologico-politique exige une dénonciation sans merci, à la mesure de la violence théorique qu’elle représente. A travers cette étude, j’ai acquis la conviction qu’il n’y a rien à sauver. La critique peut donc être radicale, et elle doit l’être”. Propos limpide et passionnant, à l’image du livre tout entier.
Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Les Belles Lettres, octobre 2022.
Il faut le répéter, le marteler : nous vivons dans un pays où 130 personnes ont été massacrées, les unes alors qu’elles buvaient à la terrasse d’un café, les autres alors qu’elles assistaient à un concert, un autre encore alors qu’il venait de convoyer des spectateurs pour un match de football. Il faut le répéter parce que tout est fait pour absorber, digérer cet événement et le ramener à une dimension acceptable, que nous saurions gérer par les procédures habituelles de notre bel État de droit.
Le procès gigantesque qui se tient au Palais de Justice de Paris est en train de virer au malentendu majeur. Il a permis, bien sûr, de faire entendre des témoignages poignants et nécessaires, de perpétuer la mémoire de cette nuit d’horreur et de ce qui s’ensuit. Et, de toute façon, nous n’avons pas le choix : nous ne pouvons, nous ne savons faire que cela. Mais encore faut-il s’entendre sur ce que nous faisons, justement. Cet État de droit que d’aucuns brandissent comme une amulette éloignant les mauvais esprits et les sujets qui fâchent nous enjoint, à juste titre, d’accorder un procès équitable, même à la pire des ordures, pour déterminer précisément l’ampleur de sa faute et les processus qui y conduisent. Mais on parle là de procès civils, portant sur des individus qui enfreignent les lois et perturbent l’ordre social. Le 13 novembre 2015 est incommensurable parce qu’il ne relève pas de cela mais de l’acte de guerre.
Et nous allons tout droit au piège. Quand les anciens patrons de la DGSE et de la DGSI comparaissent devant ce tribunal pour répondre aux questions des avocats de la défense ou des parties civiles, que croyons-nous qu’il en ressortira ? « Avez-vous déjà travaillé avec Jabhat al-Nosra ? », « auriez-vous laissé partir des jeunes gens en Syrie pour vous en débarrasser ? », « la refonte des services de renseignement permettrait-elle d’empêcher de nouveaux attentats ? »… Les questions sont du même ordre que celles qui ont été posées à François Hollande, venu tranquillement à la barre comme un pékin moyen, histoire d’être jusqu’au bout le président qui n’aura rien compris à ce que signifie être président.
À quel moment allons-nous enfin nous demander au nom de quoi et dans quel but ces questions sont posées quand il s’agit de juger Salah Abdeslam et les complices d’un crime de guerre ? Y a-t-il eu, à Nuremberg, quelqu’un pour s’interroger sur la lenteur de l’organisation du débarquement ou de la libération des camps ? Nuremberg fut le procès de l’idéologie nazie. Nous ne savons pas faire, aujourd’hui, le procès de l’idéologie islamiste. Et les mêmes dérives se reproduiront quand il s’agira de juger ceux qui ont, par leur dénonciation calomnieuse et leur harcèlement, provoqué la mort de Samuel Paty.
L’État de droit ne vaut que quand il s’articule à la volonté du peuple. Alors seulement, une démocratie fonctionne à peu près. Et c’est au peuple de sanctionner les manquements et les erreurs de ses dirigeants. La politique étrangère de François Hollande fut un naufrage, qui a conduit (dans la droite ligne de celle d’Alain Juppé sous Nicolas Sarkozy) à l’effacement de la France de la scène internationale. Cependant, nous n’avons pas à en débattre devant Salah Abdeslam mais devant la représentation nationale.
Il ne faut donc pas s’étonner, ensuite, qu’un Éric Zemmour choisisse cyniquement de relancer sa campagne en se rendant devant le Bataclan pour attaquer le même François Hollande avec tout le simplisme et toute l’arrogance de celui qui n’a jamais exercé la moindre responsabilité. On savait que des terroristes pouvaient s’infiltrer parmi le million de migrants accueillis par Angela Merkel dans le mépris total de toute coopération européenne ? Eh bien, il n’y avait qu’à fermer les frontières ! Combien de temps, selon quelles règles précises ? Le brillant candidat ne le dira pas.
Il faut avouer qu’en face, quand l’insoumise Raquel Garrido lui reproche d’empêcher par ses propos la « réconciliation » entre les familles des victimes et les terroristes, on touche le fond. Mais voilà encore le révélateur de cette logique viciée qui est la nôtre, et que perpétuent à l’envi ceux qui ânonnent que « les terroristes veulent nous diviser » et qu’il faut surtout « ne pas polémiquer ».
Les terroristes veulent nous tuer. Et il faut absolument débattre de la façon dont nous allons combattre leur idéologie, qui contamine de jeunes Français en utilisant tout ce que notre société produit de culpabilité, de haine de soi, de naïveté crasse et de sanctification du « respect ». Il faut lire le livre de David di Nota, « J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty » qui montre précisément comment cette idéologie du « respect » des susceptibilités, même religieuses, imposée depuis des décennies aux enseignants, interdit toute forme de transmission, et donc de laïcité.
Nombre de Français ont le sentiment que leurs gouvernants sont totalement impuissants devant les violences et les injustices de ce monde. Beaucoup, surtout depuis la pandémie, ont choisi le repli. Ils ont fait sécession, ne votent plus et se tiennent éloignés des médias. D’autres crient leur colère à travers des candidatures caricaturales ou antidémocratiques. Les traiter de fascistes ne changera rien. La seule réponse est de ne pas se tromper de combat.