Arrangez-vous pour tenir les autorités religieuses à distance, écrivait Spinoza dans son Traité Théologico-politique, avant que Nicolas Sarkozy ne nous dise le contraire dans son opus magnum, “La République, la religion, l’espérance”. Non seulement le politique a beaucoup à apprendre du bon pasteur, mais un Ministre de l’Intérieur conscient de sa mission sécuritaire se doit de ratisser large, quitte à courtiser les confréries les plus douteuses – Frères Musulmans inclus — afin d’honorer ce que notre homme appelle la “laïcité positive”.
Geraldine Muhlmann vient de consacrer à ce tournant concordataire un livre indispensable. “Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice [sic] et le charisme d’un engagement porté par l’espérance”, entonnera Sarkozy en 2007. “Ces thèmes vont se retrouver, quelques années plus tard, dans la bouche du président Emmanuel Macron, d’une manière encore plus accentuée et développée”, précise Muhlmann. De fait, du discours sarkozyste de Latran au discours macroniste des Bernardins (2018), l’engouement pour le discours pastoral prendra une importance croissante sans que l’on sache très bien si l’indigence des concepts engendre la platitude de l’expression, ou l’inverse. Sarkozy : “Un homme qui croit, c’est un homme qui espère”. Macron : “le doute” est dangereux, car il nous empêche “d’étancher notre soif d’absolu”. Comment peut-on débiter de telles sornettes sans rougir ? Passion pour les clichés ? Concession à l’air du temps ? Cynisme spiritualiste conçu pour attirer les électeurs à bon compte ?
La vérité est que cette comédie s’inscrit dans un panorama philosophique beaucoup plus large. Muhlmann propose d’étudier cette étrange évolution sous la forme “d’un anti-spinozisme radical”, et je ne sais rien de plus vrai et de plus juste. On entendra par “anti-spinozisme” une disqualification de l’opposition du théologique et du politique sur laquelle reposait, jusque dans les années 90, l’idéal séculier, au profit d’une valorisation politiquement assumée de la foi. Ce qui s’oppose au spinozisme n’est pas la religion (qu’il n’est pas question de réduire à néant au profit d’un athéisme d’Etat), mais le refus de maintenir la religion dans la sphère privée, et, par conséquent, le refus de maintenir ces deux sphères séparées. L’exemple de Madame Mouffe est sur ce point éclairant : la philosophe belge nous apprend que la “constitution d’un Etat islamique” dans lequel un chef d’Etat doit “mettre en oeuvre ce que Dieu a ordonné” ne constitue nullement “une menace à la démocratie”. On voit que George Orwell n’avait pas tort de préciser ce point : seul un intellectuel peut tenir des propos absolument et intégralement absurdes avec le sentiment d’oeuvrer pour le bien du peuple.
Encore ces propos ont-ils quelque chose de foncièrement comique ; le pire, comme d’habitude, est à venir. A l’instar d’Agamben (dont la critique minutieuse constitue l’une des pièces essentielles de cette investigation), Mulhmann consacre des pages très précieuses à Carl Schmitt et à la séduction étrange que ce penseur nazi exerce sur l’intelligentsia. “Nous nous consacrons à nous-mêmes et à notre origine divine”, ruminera l’auteur en question. La phrase pourrait servir d’exergue à ce nouvel engouement pour l’Invisible, même si le discours pastoral se décline, comme la haute couture, sous différentes formes.
Soucieux de remédier au désespoir des sociétés séculières, Monsieur Habermas pense que la foi possède des propriétés “socio-intégratives” des plus appréciables. Tout aussi soucieux de nous consoler, Monsieur Taylor pense que la religion est une lumière dans la nuit de la modernité finissante. Se dégage de tout ceci une image de la piété sans violence, de la foi sans ennemis, comme si la religion ne tuait personne, ni en Irak, ni à Madrid, ni à Paris. En quoi cette image d’Epinal est tout à fait conforme aux propos insipides de Monsieur Macron. Pardon de revenir à son mentor, mais les pensées de Sarkozy méritent, comme souvent, le détour : “Les crimes qui ont été commis au nom de la religion n’étaient pas dictés par la piété, ces crimes n’étaient pas dictés par le sentiment religieux, ces crimes n’étaient pas dictés par la foi”. Voici venu le temps de la piété sans tache, du gentil Saint-Bernard et de l’Eglise-amour.
Ce reniement radical du Traité Théologico-politique n’aurait qu’une importance académique s’il ne contribuait à faire passer de fausses évidences pour des vérités révélées: en quoi le processus de sécularisation est-il synonyme de désespoir ? Pourquoi une société devrait-elle se tourner vers la religion et non l’irréligion ? Et si l’épuisement prêté aux sociétés séculières n’était étalé sous nos yeux que pour donner au philosophe l’occasion de revêtir, une nouvelle fois, ses habits de mystagogue ?
Il faudrait, pour rendre justice à ce livre ambitieux et précis, reprendre cette dérive pastorale point par point. Si chaque auteur abordé fait l’objet d’une lecture prudente et détaillée, Muhlmann n’en jette pas moins sur cette évolution si peu nietzschéenne un regard “sans merci”. La phrase exacte, qu’il me plaît de citer entièrement, est la suivante: “L’imposture du théologico-politique exige une dénonciation sans merci, à la mesure de la violence théorique qu’elle représente. A travers cette étude, j’ai acquis la conviction qu’il n’y a rien à sauver. La critique peut donc être radicale, et elle doit l’être”. Propos limpide et passionnant, à l’image du livre tout entier.
Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Les Belles Lettres, octobre 2022.
