Il fut un temps où la droite française s’enorgueillissait de prendre le parti des dissidents. Le mot lui-même brillait de tous ses feux dans les essais de Claude Lefort ou dans les analyses antitotalitaires de Raymond Aron. Maintenant que la statue de Staline a fait son grand retour dans l’Ukraine occupée, maintenant qu’un peuple tout entier joue sa survie face aux nostalgiques de l’URSS, voici que la droite LCI — voyez Renaud Girard — s’adonne tous les quatre matins au jésuitisme pro-Poutine.
J’aurai la joie et la chance de m’entretenir à Kyiv avec Olena Herasymyuk, écrivain, medic, historienne de l’Holodomor et de la dévastation soviétique (Розстрільний Календар – Calendrier des exécutions, 2017). Par sa vie si fragile et pourtant si déterminée, par son expérience du combat et surtout par son œuvre, Olena est autrement qualifiée pour nous parler de liberté que ces gaullistes de plateau.
Pointe avancée de la vengeance poutinienne après l’opération d’éclat Spider Web, la bataille de Soumy (laquelle s’étend sur une vingtaine de kilomètres à la ronde) est sans doute, avec Pokrovsk, l’une des plus dures et des plus significatives. Il va sans dire que cette vengeance s’exerce en premier lieu sur les civils. Tuer des Ukrainiens parce qu’ils sont Ukrainiens est une tradition solidement ancrée en Russie, et ce n’est pas Poutine – le lecteur voudra bien me croire sur ce point – qui dérogera à la règle. « Poutine veut juste tuer des gens », reconnaît Donald Trump. Ce qui ne l’empêchera pas, bien sûr, de lui prêter main forte.
Je découvre une ville silencieuse, mais d’un silence faussé par l’attente du prochain Shahed ou du prochain missile Iskander. Le moment le plus vulnérable – baptisé, ici, la “zone grise” – est situé entre trois et six heures du matin. (C’est l’heure où le différentiel de luminosité perturbe les capteurs optiques de la défense anti-aérienne.) Toucher des cibles militaires fait partie du programme, mais le mieux est encore de tuer la population au petit bonheur la chance – le balayeur perdu dans ses pensées qui n’a toujours pas fini de nettoyer sa ruelle, la jeune Ukrainienne souriante qui sert, malgré le couvre-feu, des hot dogs aux soldats.
« Comment peut-on vouloir autre chose que la paix ? » s’interroge le dernier homme, cette figure de la décadence européenne dont Nietzsche a cerné l’indigence dans la préface d' »Ainsi parlait Zarathoustra ». Encore faut-il pénétrer, comme le souhaitait le solitaire de Sils-Maria, dans les profondeurs de cette figure post-tragique qui a remplacé la liberté — c’est-à-dire l’héroïsme, c’est-à-dire la mort acceptée — par son bien-être et son confort. Nietzsche mentionne la question du chauffage, et il est exact que le dernier homme est plus obnubilé par la hausse des prix du gaz que par le massacre d’un peuple dont le destin le laisse tout à fait froid. N’est-ce pas ce conseil économique insidieux — «laisse-moi bombarder l’Ukraine tranquillement, pense plutôt à ta facture mensuelle» — que Poutine soufflait à l’oreille des Européens au début du conflit ?
Tout aussi remarquable est la représentation post-tragique que notre personnage se fait de la dissuasion nucléaire. Le non-usage de l’arme nucléaire reposait sur une certitude : « Avise-toi de l’utiliser et tu seras toi-même anéanti. » À cette épreuve de forces dont les pères de la dissuasion nucléaire française nous parlaient si bien, le dernier homme préfère de beaucoup l’idéal de la reddition par avance et sans conditions, ce qui l’amène, par un curieux renversement dont l’épouvante a le secret, à prendre le parti du seul leader qui ait jamais brandi cette menace en Ukraine.
Cette forme très actuelle du syndrome de Stockholm — qu’il vaudrait mieux appeler, à mon sens, syndrome de Moscou — éclaire d’un nouveau jour la règle qui commande de se coucher immédiatement devant la puissance la plus menaçante et la plus colérique. Cette « jurisprudence Medvedev » (qu’on me permette de rendre brièvement hommage au plus débile et au plus alcoolisé de tous les maîtres chanteurs) a beau faire trembler le dernier homme sur ses bases, force est de constater qu’elle n’impressionne nullement les soldats que je rencontre sur le front. « Accuser l’agressé des crimes de l’agresseur n’a jamais fait avancer la cause de la paix », m’a dit un jour un sergent-chef posté du côté de Lyman. Attitude incompréhensible aux yeux du dernier homme, lui qui raisonne comme Donald Trump (le fameux communicant américain en passe de remplacer Peskov dans la défense des intérêts russes). Qu’un pays en envahisse un autre, passe encore. Mais que le pays envahi cherche à se défendre, voilà qui dépasse toutes les bornes.
Les meilleurs amis de la paix ne sont pas les meilleurs ennemis de la guerre, notait un ambassadeur célèbre, et cet avertissement demeure, au vu des commentaires chaque fois plus attentistes du président américain, d’une sombre actualité. Devrions-nous, sous le prétexte ô combien légitime de ne pas déclencher un conflit nucléaire, reprendre les thèses de l’agresseur et « comprendre » ses motivations ? C’est manifestement la voie choisie par l’extrême gauche et l’extrême droite, et l’on peut dire sans manquer au devoir de l’objectivité journalistique que cette approche n’a strictement aucun effet sur le champ de bataille. Après les propos gentillets d’Alain et le stalinisme d’Aragon, ce pacifisme nouvelle manière serait crédible s’il stoppait net les avancées du généralissime Poutine ; mais comme il constitue une forme de bénédiction adressée à l’envahisseur, il représente sans doute la forme la plus avancée de l’hypocrisie morale. Au chapitre des fausses valeurs dont notre époque est si friande, il ne vaut pas beaucoup mieux que l’antiracisme islamiste qui permet à des ayatollahs en puissance de passer, sur certains campus occidentaux, pour des militants de gauche.
Je partage avec les amis le fruit de mes entretiens à Soumy avec l’espoir d’apporter quelques précisions sur la situation militaire ici. Contrairement à mes impressions de départ, la préoccupation majeure n’est pas liée à la prise de la ville – prise qui suppose des moyens bien plus importants que ceux que déploient les Russes pour reprendre, par vagues de missions suicides successives, les villages alentour. Ce qui ne veut pas dire que le front va se stabiliser au Nord-Est et que les choses vont s’arrêter là, tant s’en faut. On peut échouer à prendre une ville importante, mais il est toujours possible de cibler les habitants ou de leur faire vivre un enfer. Il suffit pour cela de faire voler une bonne dizaine de drones kamikazes, et – miracle de la technologie – les voilà contraints de courir sous les arbres ou de passer de cave en cave pour échapper à la mort.
Le safari humain qui se déroule depuis des mois à Kherson nous fournit, sans conteste possible, le meilleur exemple. Cette chasse à l’homme (aujourd’hui bien documentée par les multiples reportages de la journaliste Zarina Zabrisky), présente cet intérêt d’être à la fois un exercice de travaux pratiques (on s’exerce sur des cibles que l’on peut tuer sur le coup, ou, à tout le moins, blesser à vie) et un objet de délassement (il est très amusant de poursuivre un être humain dans les rues, surtout si le drone FPV est muni d’une charge explosive).
Bien qu’un tel scénario soit tout à fait envisageable ici (un premier drone est tombé, sans faire de dégâts, au milieu de Sorobna – l’une des rues centrales de la ville), le plus important est ce qui différencie les deux théâtres. Kherson est défendue par un fleuve – alors que Soumy ne l’est pas. Soumy est entourée par une forêt, et c’est sur cette forêt que, au niveau tactique, tout se joue. Le combat en forêt n’a rien à voir avec l’engagement en terrain découvert. Un drone est d’une efficacité redoutable dans une zone dénuée d’obstacles, mais, de même qu’il est inutilisable sous la pluie, il devient inopérant au beau milieu des arbres. Là, le nombre l’emporte – et c’est justement sur le nombre que les Russes entendent, tout à fait classiquement, remporter la guerre (primauté de la masse sur la finesse tactique, pour parler comme les militaires). Il se trouve que Soumy est entourée d’une vaste forêt. Il se trouve que des champs séparent encore les villages conquis et les positions ukrainiennes. Surveillés comme le lait sur le feu, entièrement minés, c’est sur ces quelques lopins de terre balayés par la pluie que se jouera demain le destin de la ville.
Photo : Sumy region, Ukrainian fighters getting into position in the early hours of the day. Copyright undisclosed
“Répondre à l’obstination dans le crime par l’obstination dans le témoignage”, écrivait Albert Camus : voilà une phrase qui résume à elle seule la trajectoire de Zarina Zabrisky. Personne n’a mieux documenté la chasse à l’homme qui continue de terroriser les civils à Kherson. Rencontre avec une cinéaste unique à l’occasion de la sortie en France de son film “Kherson : Human Safari”.
DdN – Comment as-tu pris connaissance de la ville de Kherson ?
Zarina Zabrisky – Avant la guerre, j’ai un vague souvenir de pastèques et de la route poussiéreuse qui mène à la Crimée. Je n’étais jamais allé à Kherson avant l’invasion russe à grande échelle. La vie est maintenant divisée en deux : avant la guerre et après. La nuit où tout a commencé, j’étais chez moi, en Californie, et même si je savais que cela arriverait, j’ai presque perdu la tête d’horreur et de chagrin. Pour tenir le coup, j’ai commencé à publier compulsivement sur Twitter, traduisant des messages issus de chaînes Telegram, ce qui s’est transformé plus tard en un fil monstrueux — il a duré environ trois mois, et je l’ai terminé en Ukraine, quand j’ai commencé à écrire pour Euromaidan Press. Le 27 février 2022, j’ai mentionné pour la première fois Kherson : “À Kherson, l’armée russe a exécuté un journaliste.” Quelques heures plus tard, j’ai écrit : “ALERTE ! Nova Kakhovka, dans la région de Kherson, est sous le contrôle des troupes russes. Ils ont saisi le comité exécutif municipal, retiré tous les drapeaux ukrainiens des bâtiments.” Et j’ai continué à rendre compte alors que la ville résistait. Ce fil était mon cocktail Molotov. Kherson apparaissait de plus en plus, avec des Ukrainiens qui sautaient sur les chars russes en mouvement, brandissaient des drapeaux et riaient au nez des envahisseurs. Voilà ma première impression. J’ai adoré leur intrépidité.
DdN – Quand as-tu pris la décision de te rendre à Kherson pour observer la situation de tes propres yeux, et quelles difficultés as-tu rencontrées au départ ?
Zarina Zabrisky – Comme tous les autres journalistes en Ukraine, je me battais pour avoir une place — ou même un simple espace debout — dans l’un des deux bus et demi du press tour vers Kherson, le premier après la libération. Cette tournée fut aussi inoubliable que tristement célèbre, car journalistes et photographes devaient sprinter et jouer des trépieds et des coudes pour se frayer un chemin. Je cours vite et je fais du kickboxing, donc cela m’a bien servi : j’ai réussi à obtenir une place dans le « demi » bus — un vieux modèle qui est tombé en panne dès le trajet aller, mais qui a fini par repartir et nous conduire à travers des villages détruits et délabrés, sur une route brisée. À un moment, nous avons dû descendre et marcher, car le bus ne pouvait plus passer avec nous tous à bord — les mines étaient simplement alignées sur le bas-côté.
Nous sommes arrivés à la libération — ce fut la journée la plus cinématographique de ma vie réelle : des inconnus qui s’embrassaient en pleurant, toute la place qui chantait, Zelensky surgissant de nulle part à un mètre de moi, et l’extase pure de la liberté. Cela m’a bouleversée ; le sentiment ressemblait à celui de tomber amoureux. Sauf que je suis tombée amoureuse de toute une ville.
J’ai saisi chaque occasion pour y retourner et témoigner, accédant à des lieux désormais fermés ou disparus — caves de torture du KGB, port fluvial, zones côtières. J’ai tout filmé avec mon téléphone. Je voulais toujours écrire un livre, mais à un moment donné, après avoir co-produit le premier documentaire, j’ai compris que Kherson avait besoin d’un film, pas d’un livre. Je veux dire : j’écris toujours un livre, il paraîtra plus tard, mais pour l’instant Kherson avait besoin d’un film, pour son urgence et sa portée.
C’est ainsi qu’en septembre 2023, je suis revenue pour réaliser un film. J’ai dû franchir mille obstacles pour obtenir l’autorisation, car l’accès à Kherson était très limité, et je suis éternellement reconnaissante d’avoir eu cette chance. Le principal défi, c’était bien l’accès.
DdN – Comment as-tu organisé ton travail une fois sur place ?
Zarina Zabrisky – Filmer, comme écrire, est quelque chose de très organique, car je me contente de suivre l’histoire. Quand j’écris des récits ou des romans, les personnages apparaissent simplement dans mon esprit, et j’écris ce qu’ils disent et font. Pendant le tournage de mon documentaire, c’était la même chose, sauf que les personnages vivaient tout autour de moi. Bien sûr, ce n’étaient pas des personnages mais des personnes bien réelles, qui sont très vite devenues mes amis — c’est un avantage par rapport à un roman : on ne peut pas se lier d’amitié avec les personnages d’un livre. J’ai donc seulement eu à obtenir les autorisations pour accéder aux zones rouges, et à interviewer les militaires ; à part cela, je me promenais, je rencontrais des gens et je les écoutais. L’histoire s’imposait d’elle-même — je l’ai suivie chronologiquement, les étapes de la guerre devenant des chapitres. Quand j’ai filmé l’invasion, j’ai demandé à tout le monde où ils se trouvaient pendant les premiers jours. Il a été plus difficile de trouver des archives de l’occupation, car la plupart des gens n’avaient pas filmé ou avaient supprimé leurs vidéos par peur des Russes. Et comme pour les livres, la vie écrivait les nouveaux chapitres : le “safari humain” n’existait tout simplement pas lorsque j’ai commencé à filmer. Au fur et à mesure que l’histoire se déroulait, je la suivais et je la filmais.
DdN – Tu es sans doute la journaliste qui a suivi avec la plus grande précision la mise en place du safari humain à Kherson – en filmant ce crime de guerre in situ et en partageant le quotidien des habitants. Peux-tu expliquer, à quelqu’un qui n’en aurait jamais entendu parler, son principe ?
Zarina Zabrisky – C’est hélas vrai : j’ai découvert ce que l’on appelle le « safari humain ». J’aurais préféré ne pas avoir l’horrible privilège d’une telle découverte, mais il se trouve que j’étais la seule journaliste étrangère vivant à Kherson à ce moment-là. Les journalistes locaux – compétents, passionnés, intrépides et extrêmement affûtés – étaient tout simplement à la fois désensibilisés aux atrocités incessantes qui les frappaient et persuadés que le monde savait déjà ce qui se passait à Kherson. En réalité, la ville est isolée, non seulement à cause de la tentative de siège par drones, mais aussi dans l’espace informationnel.
Il n’existait aucun reportage sur ces petits drones commerciaux, les mêmes que l’on achète sur Amazon pour filmer un mariage ou une annonce immobilière, qui se mettaient à pourchasser des vieilles dames, des enfants, des chiens, des chèvres dans les villages, dans les rues, les potagers ou ailleurs. Cette « chasse » dystopique, folle au point d’en paraître absurde, était tellement invraisemblable que la plupart des rédactions ne m’ont pas crue pendant trois mois.
Mes journaux, Byline Times et Euromaidan Press, ainsi que quelques collègues de longue date, journalistes de guerre chevronnés, ont bien publié mes articles, mais l’information n’a jamais vraiment percé.
J’en ai parlé à des psychologues, qui m’ont expliqué que je me heurtais à des mécanismes de défense : admettre qu’un être humain puisse en traquer un autre tout en buvant son café, en suivant la poursuite à travers ses lunettes et en riant aux éclats, c’est une blessure morale trop lourde à supporter. Il est plus facile de balayer ça comme une fake news, ou d’ignorer purement et simplement. Parce que, dans le fond, que faire pour arrêter ça ?
Il est certain qu’ils boivent leur café en rigolant. Et comment le sait-on ? Parce que les chaînes Telegram russes partagent les vidéos prises par les drones, en les accompagnant de disco ringarde des années 90, de rap russe de mauvaise qualité et des commentaires bien gras. Les Ukrainiens, bien sûr, se protègent aussi en plaisantant et en riant, mais la plaisanterie s’arrête au moment où un drone vrombit au-dessus de votre tête, passe devant votre fenêtre — ou, comme cela m’est arrivé une fois, surveille ce qui s’y passe à l’intérieur.
Les drones attaquent soit en piquant d’un coup pour exploser et répandre leurs éclats, soit en lâchant des explosifs, parfois juste une canette de Coca ou une bouteille d’eau piégée. Ils opèrent aussi en groupes : ils percent des toits et y jettent des cocktails Molotov, incendiant bloc après bloc dans les quartiers côtiers. Ils lâchent aussi des mines anti-personnel appelées « Pétales », petits objets presque invisibles au sol qui explosent quand on marche dessus. Parfois, ils laissent tomber des tracts en russe affirmant que la Russie est venue « sauver » Kherson.
À ce stade, quand on se promène dans la rue, le simple bourdonnement d’une abeille suffit à vous faire sursauter.
DdN – Le déni suit l’inhumanité comme son ombre, disait Primo Levi. Du moins est-il désormais impossible de dire : « Nous ne savions pas. » Je laisse au spectateur le soin de traverser les différents chapitres de ton film : l’invasion russe, l’occupation, l’inondation criminelle de la ville et la campagne de terreur proprement dite. J’aimerais que tu nous parles de sa réception, et des résistances auxquelles tu es toujours confrontée.
Zarina Zabrisky – Merci pour cette citation. Comme je l’ai déjà mentionné, l’une des choses les plus difficiles pendant cette guerre, pour moi, c’est l’indifférence et le déni du monde. Parfois, c’est encore plus dur à supporter que les crimes atroces commis par les Russes. Là-bas, tout avait la clarté du Seigneur des anneaux : les Orques, c’était le mal ; les Elfes, le bien. L’ennemi et les ténèbres étaient – et sont toujours – de l’autre côté du fleuve, d’où ils tirent sans relâche leur barrage de feu mortel sur notre rive.
Mais dans le monde réel, en dehors de la guerre, les choses ne sont pas aussi simples, pas aussi tranchées en noir et blanc. Des gens qui ne sont clairement pas des « méchants » disent qu’ils sont fatigués de la guerre, tout en vivant dans la paix. J’ai toujours à l’esprit les Chants d’Innocence et d’Expérience de William Blake, qui m’aident beaucoup. Ceux qui n’ont pas fait l’expérience de la guerre n’ont pas les ressources pour la comprendre, et il est impossible de la transmettre : chacun doit l’éprouver sur son propre chemin.
D’une certaine manière cependant – de façon très subtile – le film offre ce lien insaisissable entre innocence et expérience, et seul l’art est capable de cela. La propagande, elle, est affaire de séduction – séduction de l’esprit, parfois du corps, en sollicitant tous les sens. L’art, lui, parle d’amour et de compassion. Mais pour entrer dans cette zone, il faut accepter de renoncer au confort. Ainsi, la forme de rejet la plus fréquente que je rencontre, c’est : « J’aimerais voir ton film, mais j’ai peur d’être bouleversé. » C’est compréhensible et je le respecte.
Heureusement, le film, tout en montrant la guerre moderne, ne met pas l’accent sur la souffrance, mais sur la capacité à la surmonter avec dignité et à gagner. En ce sens, le documentaire possède la même dimension thérapeutique que les contes de la saga du Seigneur des anneaux. Il offre aussi au spectateur le sentiment d’avoir accompli, lui aussi, un voyage héroïque. Beaucoup disent qu’ils sortent de la projection inspirés.
DdN – Un fait d’autant plus important que ton film voyage à travers le monde.
Zarina Zabirsky – Nous avons eu beaucoup de chance avec les projections et les critiques, tant en Ukraine qu’à l’international. Le film a reçu le soutien de United24, de l’Office du Président de l’Ukraine, des Forces navales ukrainiennes et de l’administration militaire de Kherson. Les habitants de Kherson l’appellent « notre film », et je reçois quantité de lettres racontant d’autres histoires et remerciant notre équipe d’avoir porté la voix de Kherson dans le monde. Nous avons obtenu de nombreuses critiques approfondies dans de grandes publications ukrainiennes et internationales. À ce jour, le film a été projeté à Dallas (coorganisé par Human Rights Watch Dallas), à New York (au Ukrainian Institute of America), à Bonn en Allemagne lors du festival de Kherson, à Riga en Lettonie (avec une couverture sur toutes les grandes chaînes), et à Grenoble en France. Des projections sont prévues à Paris le 3 septembre, puis en Australie, en Californie, au Danemark, en Slovaquie et ailleurs. Des bénévoles traduisent actuellement les sous-titres en français, en allemand et en slovaque. En octobre, le film sera projeté au Capitole, devant le Sénat et le Congrès américains.
Passant d’une ville à l’autre afin d’interviewer les écrivains au front, j’étais curieux d’interroger les soldats sur le rapport qu’ils entretiennent avec Zelensky. Une chose paraît très claire : peu ont voté pour lui. Ils le soutiennent immédiatement lorsqu’il est attaqué à l’extérieur, par légalisme, mais ce soutien reste conditionné aux efforts effectifs pour consolider les institutions démocratiques en Ukraine. Dit autrement, lutter contre l’invasion russe n’a jamais signifié célébrer Zelensky — et encore moins aveuglément. La vérité m’oblige à constater le décalage parfois criant entre le « tout-Zelensky » de certains supporters occidentaux et le sentiment infiniment plus circonspect des soldats.
Bel éditorial du Kyiv Independant, qui entre en parfaite résonance avec ces entretiens.
ні поверненням до часів Януковича : « non au retour à l’ère Yanoukovitch » lit-on sur certaines pancartes à Kyiv. La loi 12414 divise au lieu d’unfier le pays – pire : elle donne aux Ukrainiens le sentiment d’avoir été trahis par le Parlement lui-même. D’où cette autre pancarte: « Верховна Зрада », Trahison Suprême, jeu de mot sur Рада (Parlement) et Зрада (Trahison).
La loi 12414 a un creusé un fossé entre les partisans de ce que j’appellerais le « tout-Zelensky » – position qui les amène à approuver tout ce que dit et fait Zelensky – et la résistance observée sur place. (Le Zelenskisme est majoritairement représenté par les observateurs étrangers de la scène ukrainienne, alors que la seconde approche est majoritairement défendue par les observateurs locaux,de Volodymyr Yermolenko à Olesya Khromeychuck, de Oleksandra Matviichuk, à Yaryna Chornohuz). On dira que les manifestations de la société civile ukrainienne – une première depuis l’invasion de 2022 – était surtout animée par des jeunes, mais comme les adultes – dans leur vaste majorité – sont au front, cette sociologie à vue d’oeil est trompeuse.
Cette leçon de démocratie à ciel ouvert n’est pas le produit d’un enthousiasme juvénile ou « idéologique » – pour citer quelques expressions en cours. Non seulement cette « fronde » n’est pas contraire à l’effort de guerre, mais elle donne aux soldats – bien davantage que cette loi qui entend mettre un terme à l’indépendance des agences anti-corruption – le sentiment qu’ils se battent pour quelque chose de juste – disons mieux : pour quelque chose à la hauteur du sacrifice consenti.
Cette chose n’est pas la « liberté » au sens abstrait du terme – mais la séparation des pouvoirs au sens juridique et concret du terme. On dira que les agences anti-corruption mises en cause par le président Zelensky étaient imparfaites : c’est évidemment le cas, puisqu’elles ont conduit à un nombre réduit d’arrestations (même si, comme le révèle цензор.нет, ces investigations ne sont pas insignifiantes). Mais il est admirable que le peuple ukrainien (sans appeler à la destitution de Zelensky, puisqu’il a été élu) soit en mesure de faire la part des choses entre l’imperfection d’une structure (qu’il souhaite évidemment rendre plus efficace) et la nécessaire séparation des pouvoirs (sans laquelle la lutte contre la corruption – ou la démocratie elle-même – est un vain mot).
Maintenant que le président ukrainien a pleinement mesuré les conséquences politiques de cette loi controversée, il nous reste à suivre le devenir exact de sa nouvelle proposition. Va-t-il corriger le tir dans le sens des manifestants, ou, comme le suggère un journaliste ami, jouer la montre ? Une chose paraît certaine : cette loi comporte un coût qui affecte l’effort de guerre dans son ensemble. Quelle que soit l’opinion que l’on s’est forgée sur l’Union Européenne, il est tout de même normal de conditionner l’aide à l’Ukraine au respect de certains critères quant à la destination finale de ces fonds. Guillaume Mercier vient de le confirmer : l’aide européenne passera de 4,5 milliards à 3,5 milliards, faute de transparence financière. Les raisons d’un tel ralentissement ne sont pas toutes attribuables à la volonté de revenir sur l’indépendance des agences anti-corruption, mais le moins que l’on puisse dire est que la loi 12414 ne va pas dans le sens d’une collaboration harmonieuse entre l’Ukraine et l’U.E.
Voilà pourquoi elle est vécue ici comme une trahison. Voilà pourquoi la colère des soldats rejoint celle des manifestants.
Ses enquêtes sont toujours méticuleuses et ses analyses, d’une précision redoutable. En Russie, la vie de Tetyana Nikolaienko (Tетяна Ніколаєнко) ne tiendrait qu’à un fil. Mais la Russie n’est pas l’Ukraine – et tout est là. Rencontre avec une journaliste d’investigation qui n’entend pas choisir entre la lutte contre la corruption et la lutte contre Poutine – puisque c’est la même chose.
DdN – Présentée comme une manière de mieux lutter contre la corruption et de mieux lutter contre l’infiltration russe, la loi 12414 a suscité une forte opposition au point que le président Zelensky a dû faire machine arrière. Avant d’analyser la nouvelle loi, pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce rejet initial ?
TN – En réalité, les raisons de l’adoption du projet de loi 12414 n’étaient pas fortuites. Au contraire, elles étaient le résultat d’une haine profonde et systémique du pouvoir actuel envers les organes anticorruption. Pendant des années, une règle tacite s’est imposée en Ukraine : accéder au pouvoir, c’était assurer la richesse de ses enfants et petits-enfants. En tant que député ou haut fonctionnaire, il n’existait qu’un seul moyen d’y parvenir : le lobbying au profit de certains intérêts commerciaux et la corruption. L’émergence des institutions anticorruption a radicalement brisé ce système. Plus de 30 députés de l’actuelle législature ont été inculpés. Des personnes proches du président Zelensky ont également été mises en cause, comme le chef du Comité antimonopole, Pavlo Kyrylenko, et le vice-Premier ministre Oleksiï Tchernychov. Il est évident que, dans ces conditions, la haine envers ces institutions atteignait des sommets, même si leur fonctionnement était loin d’être parfait. C’est dans ce contexte que le Bureau du président a décidé de modifier la loi, afin que le procureur général puisse, en cas de besoin, retirer une affaire gênante au NABU et au SAPO, leur faisant ainsi perdre leur indépendance institutionnelle.
DdN – Quel regard portez-vous sur la nouvelle mouture juridique proposée – en l’occurrence, la loi 13531?
TN – Le projet de loi présidentiel rétablit en fait tous les pouvoirs que les institutions anticorruption avaient perdus.
Les détectives du NABU retrouveront leur autonomie et ne recevront d’instructions que des procureurs du Parquet anticorruption spécialisé (SAPO).
Le procureur général ne pourra plus donner d’instructions au chef de l’organe d’enquête préliminaire du NABU ni à son département de contrôle interne.
Le procureur général sera interdit de transférer des affaires relevant de la compétence du NABU à d’autres organes — sauf en cas d’impossibilité objective de fonctionnement du NABU en temps de guerre, et uniquement avec l’autorisation du chef du SAPO.
Le chef du SAPO pourra lui-même déterminer la compétence d’une affaire, donner des instructions, approuver des accords de coopération avec l’enquête, remplacer les procureurs ou constituer des groupes de procureurs.
Cependant, certains points problématiques subsistent.
Selon la nouvelle version de l’article 218 du Code de procédure pénale, les litiges concernant la compétence des affaires liées au NABU seront tranchés soit par le procureur général, soit par le chef du SAPO. Cette compétence partagée peut provoquer des conflits.
En outre, le projet de loi prévoit des contrôles obligatoires au détecteur de mensonges tous les deux ans pour les employés du NABU ayant accès aux informations classifiées, ainsi que la possibilité pour le SBU de contrôler, pendant six mois, ces employés en vue de détecter une éventuelle collaboration avec la Russie. Que cela nous plaise ou non, ces contrôles pourraient théoriquement être utilisés comme un outil d’influence du SBU sur le NABU.
L’adoption de cette loi permettra probablement de débloquer l’aide internationale suspendue, mais elle ne signifie nullement un rétablissement de la confiance envers les autorités ni une accélération automatique du processus d’intégration européenne.
DdN. Il reste que le président ukrainien a très vite compris – face à la colère de la rue comme au ralentissement net, voire au gel de l’aide européenne – la nécessité de faire machine arrière. «It doesn’t take a great analyst to guess that stopping financial aid when Ukraine’s entire budget does not even cover the needs of the Ministry of Defence is a disaster for the state and a path to defeat», écriviez-vous. Dans ce contexte, comment analysez-vous le calcul des députés «récalcitrants» ?
TN – À vrai dire, l’avis des députés, dans cette affaire, n’a pas été déterminant, car la majorité exécute généralement sans réserve la volonté du président. En revanche, les raisons pour lesquelles il a changé de position peuvent avoir plusieurs explications : il y a là à la fois la pression de la rue et celle des donateurs internationaux. D’après mes sources, la Première ministre Ioulia Sviridenko et le vice‑Premier ministre Taras Kachka, après une conversation avec des représentants européens, ont informé le président qu’il risquait de perdre non seulement 1,4 milliard d’euros dès à présent, mais aussi 20 milliards à l’avenir.
Par ailleurs, un des responsables proches du président lui a apporté des informations montrant que les manifestations n’étaient en réalité financées ni par Porochenko, ni par Pinchouk, ni par Soros. Les gens, avec leurs pancartes en carton, étaient venus d’eux‑mêmes. Et cela aussi a contribué à une meilleure compréhension de la situation.
Mais cette prise de conscience ne met pas à l’abri de faux pas à l’avenir — y compris de tentatives de pression sur les médias.
DdN – Dans un éditorial retentissant, The Economist évoque l’idée d’une victoire russe – non par un gain territorial majeur – mais par le noyautage en interne du Parlement, comme en Géorgie. Pensez-vous qu’un tel scénario est possible en Ukraine ?
TN – Je n’aime pas trop parler en termes de « scénarios écrits par d’autres », car la dynamique d’un pays est aussi individuelle que celle d’une personne. Mais les risques d’influence russe sous des formes non militaires ont existé, existent encore et existeront toujours — tant sur l’Ukraine que sur l’Europe, dans le cadre des idées mégalomaniaques de Poutine. La Russie a toujours eu ses partis au sein du Parlement ukrainien, et seule la guerre sanglante a rendu toute orientation prorusse indécente pour les politiciens. Mais la Russie saura toujours exploiter nos faiblesses et nos bêtises à son avantage. Car le vote de la semaine dernière nous a fait plus de tort que toutes les manigances d’Orban réunies. La Russie exploitera tout pour empêcher notre entrée dans l’Union européenne.
31.07.2025
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STRAIGHT TALK. A Conversation with Tetyana Nikolaienko.
DdN – Framed as a way to better fight corruption and block Russian infiltration, Law 12414 provoked such strong opposition that President Zelensky was forced to backtrack. Before we analyse the new bill, could you explain the reasons for this initial backlash?
TN – As a matter of fact the push for Law 12414 was anything but accidental. It stemmed from a deep, systemic hostility within the current leadership toward the country’s anti-corruption bodies. For years, an unwritten rule dominated Ukrainian politics: winning power meant securing wealth for your children and grandchildren. For MPs or senior officials, there was only one way to achieve that—lobbying for certain business interests and engaging in corruption.
The rise of anti-corruption institutions shattered this system. More than 30 MPs in the current parliament have been indicted. Figures close to President Zelensky have also faced accusations, including the head of the Anti-Monopoly Committee, Pavlo Kyrylenko, and Deputy Prime Minister Oleksiy Chernyshov. Unsurprisingly, in such an environment, resentment toward these institutions reached new heights—despite their own imperfections.
It was in this context that the President’s Office moved to change the law, giving the Prosecutor General the power to remove a sensitive case from the NABU or SAPO whenever necessary—effectively stripping them of their institutional independence.
DdN – How do you view the new legal proposal — namely, Law 13531?
TN – The presidential bill essentially restores all the powers that the anti-corruption institutions had lost.
NABU detectives will regain their autonomy and will take instructions only from prosecutors of the Specialized Anti-Corruption Prosecutor’s Office (SAPO).
The Prosecutor General will no longer be able to give instructions to the head of NABU’s pre-trial investigation body or to its internal control department.
The Prosecutor General will also be prohibited from transferring cases within NABU’s jurisdiction to other agencies — except in cases where NABU is objectively unable to function during wartime, and then only with the consent of the SAPO chief.
The head of SAPO will have the authority to determine jurisdiction, issue instructions, approve cooperation agreements with investigators, replace prosecutors, or form teams of prosecutors.
However, some problematic points remain.
Under the new version of Article 218 of the Criminal Procedure Code, disputes over the jurisdiction of NABU-related cases will be settled either by the Prosecutor General or by the head of SAPO. This shared jurisdiction could easily lead to conflicts.
In addition, the bill mandates biennial polygraph tests for NABU employees who have access to classified information, as well as allowing the SBU to monitor these employees for six months to detect any possible collaboration with Russia. Whether we like it or not, such checks could, in theory, be used as a tool for the SBU to exert influence over NABU.
Passing this law will likely unlock the suspended international aid, but it will in no way restore trust in the authorities or automatically speed up the process of European integration.
DdN – And yet Zelensky was quick to grasp — confronted by public anger and by a sharp slowdown, if not a freeze, in European aid — that a U‑turn was inevitable. “It doesn’t take a great analyst to guess that stopping financial aid when Ukraine’s entire budget does not even cover the needs of the Ministry of Defence is a disaster for the state and a path to defeat,” you wrote. In this context, how do you assess the calculation of the “recalcitrant” Mps?
TN – To be honest, the opinion of MPs in this matter was not decisive, as the majority generally carries out the president’s will without question. By contrast, the reasons why he changed his position may have several explanations: both the pressure from the street and that from international donors played a role.
According to my sources, Prime Minister Iuliia Svyrydenko and Deputy Prime Minister Taras Kachka, after a conversation with European representatives, informed the president that he risked losing not only €1.4 billion immediately, but also €20 billion in the future.
In addition, one of the officials close to the president brought him information showing that the protests were in fact not funded by Poroshenko, Pinchuk, or Soros. People, with their cardboard placards, had come of their own accord. This too contributed to a better understanding of the situation.
However, this awareness does not shield against missteps in the future — including attempts to put pressure on the media.
DdN – In a widely discussed editorial, The Economist floated the idea of a Russian victory — not by securing major territorial gains, but by quietly capturing influence within Parliament, as occurred in Georgia. Do you consider such a scenario plausible in Ukraine ?
TN- I don’t really like to speak in terms of “scenarios written by others,” because a country’s dynamics are as individual as those of a person. But the risks of Russian influence in non-military forms have existed, still exist, and will always exist — both over Ukraine and over Europe, as part of Putin’s megalomaniac ambitions. Russia has always had its own parties in the Ukrainian parliament, and only the bloody war has made any pro-Russian stance politically indecent. But Russia will always find ways to exploit our weaknesses and our foolishness to its advantage. In fact, last week’s vote has done us more harm than all of Orbán’s scheming put together. Russia will seize on anything it can to block our path to the European Union.
« Do not try to persuade us to come to an agreement with the barbarian. We shall not be persuaded. And now carry back to Mardonius this message from the Athenians: so long as the sun traverses the same course he traverses now, we shall never make terms with Xerxes. We shall go forth to defend ourselves against him, and we shall find at our sides the gods and heroes whose dwellings and images he has impiously burnt. »
(Herodotus, c. 440 BC)
Xerxes launched a massive invasion that led to the sack of Athens and the burning of the Acropolis. He was defeated at the naval battle of Salamis (480), and later at Plataea (479), which put an end to his Greek ambitions.
Athens survived its political downfall by transforming itself from within.