Cette mauvaise réputation

«Ces soi-disant patriotes», écrit Stefan Zweig dans ses mémoires d’un Européen, expression qui vaut son pesant d’or dans la France moisie qu’on nous propose. Il semble que l’égoïsme des Nations, spectaculairement remis en selle par les souverainistes français, produise déjà des résultats que le patriote Laval aurait certainement salués : indifférence quant aux massacres situés «hors de France», complicité sous couvert de réalisme, normalisation du poutinisme et négation du Mal à tous les étages.

«Je vous signale que la Pologne n’est pas la France», aurait certainement objecté Henri Guaino face à la question suivante : «Faut-il bombarder les lignes ferroviaires menant à Auschwitz?». «D’ailleurs rien ne nous dit que les camps de la mort existent vraiment», aurait enchaîné le communiste Ian Brossat après avoir mimé des guillemets avec ses doigts autour de l’expression «camp de concentration». Mais quoi, il suffirait d’envoyer Anne-Laure Bonnel sur place pour obtenir une vue enfin objective de la situation. On apprendrait ainsi que les Juifs l’ont bien cherché et que la mauvaise réputation des Nazis est quand même très exagérée.

Mais le passage le plus intéressant, quand on relit «Le Monde d’hier» à la lumière de nos propres aveuglements, est la précision touchant la physionomie des acteurs : romancier un jour, romancier toujours. Zweig note que le visage de Chamberlain «offrait une fatale ressemblance avec une tête d’oiseau irrité», et il est exact que les premiers à se coucher devant l’ennemi sont aussi les premiers à s’irriter qu’on pût les soupçonner d’une telle infamie ; invitez Henri Guaino, poussez-le dans ses retranchements, et vous verrez qu’il prendra très exactement cet air-là. J’en veux pour preuve sa dernière prestation télévisuelle, prestation entièrement vouée à la gloire du sage et pondéré Poutine. « Le Général ne s’intéressait pas aux régimes politiques et ne regardait que les États» nous apprend-il, comme si le nazisme n’était pas un régime politique et que ce régime n’avait rien à voir avec la guerre qui devait dévaster l’Europe.

C’est dans le dernier chapitre de ce livre si précieux que le romancier autrichien évoque cet arrêté nazi touchant l’interdiction faite aux Juifs de s’asseoir sur les bancs publics. « Le fait de dépouiller les Juifs avait une certaine logique, commente l’auteur, car on pouvait nourrir les siens et récompenser ses vieux satellites. Mais refuser à une vieille dame épuisée le droit de reprendre haleine quelques minutes sur un banc, cela est réservé au XXème siècle», conclut-il. Il nous reste à comprendre ce qui est réservé au XXIème siècle, le siècle où des gaullistes en mocassins se chargent de nous apprendre que la résistance est inutile, que la terreur d’Etat importe peu et que le plus fort a toujours raison.

Le syndrome de Moscou

« Comment peut-on vouloir autre chose que la paix ? » s’interroge le dernier homme, cette figure de la décadence européenne dont Nietzsche a cerné l’indigence dans la préface d' »Ainsi parlait Zarathoustra ». Encore faut-il pénétrer, comme le souhaitait le solitaire de Sils-Maria, dans les profondeurs de cette figure post-tragique qui a remplacé la liberté — c’est-à-dire l’héroïsme, c’est-à-dire la mort acceptée — par son bien-être et son confort. Nietzsche mentionne la question du chauffage, et il est exact que le dernier homme est plus obnubilé par la hausse des prix du gaz que par le massacre d’un peuple dont le destin le laisse tout à fait froid. N’est-ce pas ce conseil économique insidieux — «laisse-moi bombarder l’Ukraine tranquillement, pense plutôt à ta facture mensuelle» — que Poutine soufflait à l’oreille des Européens au début du conflit ?

Tout aussi remarquable est la représentation post-tragique que notre personnage se fait de la dissuasion nucléaire. Le non-usage de l’arme nucléaire reposait sur une certitude : « Avise-toi de l’utiliser et tu seras toi-même anéanti. » À cette épreuve de forces dont les pères de la dissuasion nucléaire française nous parlaient si bien, le dernier homme préfère de beaucoup l’idéal de la reddition par avance et sans conditions, ce qui l’amène, par un curieux renversement dont l’épouvante a le secret, à prendre le parti du seul leader qui ait jamais brandi cette menace en Ukraine.

Cette forme très actuelle du syndrome de Stockholm — qu’il vaudrait mieux appeler, à mon sens, syndrome de Moscou — éclaire d’un nouveau jour la règle qui commande de se coucher immédiatement devant la puissance la plus menaçante et la plus colérique. Cette « jurisprudence Medvedev » (qu’on me permette de rendre brièvement hommage au plus débile et au plus alcoolisé de tous les maîtres chanteurs) a beau faire trembler le dernier homme sur ses bases, force est de constater qu’elle n’impressionne nullement les soldats que je rencontre sur le front. « Accuser l’agressé des crimes de l’agresseur n’a jamais fait avancer la cause de la paix », m’a dit un jour un sergent-chef posté du côté de Lyman. Attitude incompréhensible aux yeux du dernier homme, lui qui raisonne comme Donald Trump (le fameux communicant américain en passe de remplacer Peskov dans la défense des intérêts russes). Qu’un pays en envahisse un autre, passe encore. Mais que le pays envahi cherche à se défendre, voilà qui dépasse toutes les bornes.

Les meilleurs amis de la paix ne sont pas les meilleurs ennemis de la guerre, notait un ambassadeur célèbre, et cet avertissement demeure, au vu des commentaires chaque fois plus attentistes du président américain, d’une sombre actualité. Devrions-nous, sous le prétexte ô combien légitime de ne pas déclencher un conflit nucléaire, reprendre les thèses de l’agresseur et « comprendre » ses motivations ? C’est manifestement la voie choisie par l’extrême gauche et l’extrême droite, et l’on peut dire sans manquer au devoir de l’objectivité journalistique que cette approche n’a strictement aucun effet sur le champ de bataille. Après les propos gentillets d’Alain et le stalinisme d’Aragon, ce pacifisme nouvelle manière serait crédible s’il stoppait net les avancées du généralissime Poutine ; mais comme il constitue une forme de bénédiction adressée à l’envahisseur, il représente sans doute la forme la plus avancée de l’hypocrisie morale. Au chapitre des fausses valeurs dont notre époque est si friande, il ne vaut pas beaucoup mieux que l’antiracisme islamiste qui permet à des ayatollahs en puissance de passer, sur certains campus occidentaux, pour des militants de gauche.

Kant sous le manteau

Petite conférence sur Emmanuel Kant et réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? (Kyiv, 2025)

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Pour sortir Emmanuel Kant du carcan scolaire dans lequel ses ennemis entendent le maintenir, le mieux serait de remonter le fil du temps. Le mieux serait de repartir en Allemagne, dans le duché de Wurtemberg, dans les années 1780, à une époque où Kant circulait sous le manteau.

Ce n’est certainement pas en tant que penseur doloriste ou moralisateur que le promeneur de Königsberg a exercé une influence considérable sur ses contemporains. Loin de voir en lui, comme nous le faisons si volontiers aujourd’hui, un penseur puritain, les jeunes kantiens ont surtout vu en lui un contempteur de la morale chrétienne dans ce qu’elle a de plus faux et de plus étouffant. Et comment ne pas donner raison à ces lecteurs de génie (au premier chef Hegel, penseur dont nous sommes tout aussi loin d’avoir fait le tour) puisque Kant réduit toute la morale à un seul principe : l’autonomie du sujet ? Est immoral le plaisir pris à la souffrance morale, parce que ce masochisme relève, non du devoir, mais de la « pathologie ». Est immorale la volonté de se donner en exemple (voyez l’affligeant spectacle des célébrités woke…), car cette pratique suppose que le sujet n’est pas capable de trouver la loi morale en lui-même. Est immorale la volonté de gouverner les hommes par la crainte – du dictateur, de Dieu, you name it… – parce qu’elle maintient les hommes dans un état de permanente minorité. On peut se gausser de ces vieux principes (c’est effectivement la mode la plus répandue), mais il faut admettre qu’un adepte de l’hétéronomie (autrement dit un philosophe soucieux de revendiquer le droit imprescriptible d’être gouverné par un autre), aurait bien du mal à défendre son cas…

C’est en 1793, année de tous les dangers, que Kant publie « La Religion dans les limites de la simple raison ». Pour apprécier l’importance de cet opuscule, le mieux est de se rendre directement aux pages consacrées au sacrifice d’Abraham. « Qu’Abraham veuille sacrifier son fils en obéissance à l’ordre divin, c’est une conduite inacceptable du point de vue moral. Si quelqu’un croit qu’il est possible qu’un tel commandement vienne de Dieu, il doit examiner cette prétendue voix divine par rapport aux principes moraux, et si cette voix commande quelque chose qui va à l’encontre de la morale, alors il ne peut s’agir d’un commandement de Dieu. » Ce n’est donc pas à la raison de se soumettre au commandement divin, mais bien à Dieu de respecter un certain nombre de principes imprescriptibles que la raison est parfaitement en mesure d’établir simplement, et par elle-même. Ci-git l’islamisme et la farandole des assassins théo-délirants.

L’idée que la religion doit être soumise à un noyau moral constitué de prescriptions élémentaires – cette idée-là n’est pas nouvelle ; nous la trouvons, en toutes lettres, chez Spinoza. Mais ce qui est proprement révolutionnaire – au double sens que ses contemporains donneront à ce mot – c’est la référence implicite au despotisme. Il ne suffit pas de soumettre Dieu à la morale, il faut encore soumettre la morale à l’idée de droit. C’est ce réaménagement – cette réorganisation architectonique – qui importe en premier lieu chez Kant. La vraie question n’est donc pas : « Kant est-il victime d’une conception puritaine de la morale ? », mais bien : comment passe-t-on de la morale entendue au sens ordinaire du terme – tu te comporteras correctement – à la morale au sens kantien : tu affirmeras ton autonomie contre toutes les formes de despotisme que l’Histoire ne manquera pas de placer devant toi ?

Pour illustrer le caractère intempestif de cette approche, permettez-moi de faire un petit saut dans le temps en relisant les magnifiques « Manuscrits de 1844 » du jeune Marx. « Ayant réduit les besoins de l’ouvrier à l’entretien le plus misérable de la vie physique, l’industriel », écrit Marx, « n’aura de cesse que de lui donner des leçons d’ascétisme, comme si le seul destin du pauvre était, inlassablement, de se serrer la ceinture. Et Marx d’ajouter ceci : ‘le moindre luxe chez l’ouvrier lui paraît condamnable’. » En quoi cet usage bourgeois de la morale est-il particulièrement pervers ? En ceci que l’ouvrier n’est pas reconnu comme sujet de droit, mais comme un objet sub-juridique à tancer inlassablement. On pourrait reformuler la situation en termes strictement kantiens : là où l’égalité juridique est absente, la morale est immanquablement perverse.

Il suit de cette approche kantienne – approche profondément novatrice – qu’une définition purement sociologique de la morale est impuissante à comprendre sa vraie nature. Si la morale était une simple convention conçue pour tancer les individus ou pour maintenir l’espèce humaine dans un état de permanente minorité – si cette convention n’était qu’une forme de police sociale, ou, pour reprendre un terme foucaldien, si elle n’était qu’une « conduite des conduites » – alors son seul objet serait la soumission de l’homme par l’homme. Seulement voilà : non seulement cette pratique n’a aucun rapport avec la définition rigoureuse de la morale, mais elle est consubstantiellement immorale. (Comme l’écrira plus tard Jan Patocka dans son « Testament », « la morale n’est pas là pour faire fonctionner la société – mais pour que l’homme soit homme »).

Une deuxième conséquence découle de la première : ramener la morale à l’idée de droit et à l’autonomie du sujet, ce n’est pas s’enfoncer dans une vision romantique ou « métaphysique » du libre arbitre, mais, au contraire, rapporter la preuve évanescente et éternellement contestable de cette liberté à l’exercice concret de l’autonomie juridique. C’est bien pourquoi l’autonomie est une auto-nomos, une capacité de déterminer le contenu de la Loi de manière individuelle. La lutte spinoziste contre l’arbitraire trouve dans cette idée juridique un prolongement logique, puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’échapper à l’État paternaliste qui voit en chaque sujet un « mineur » à punir (comme si l’État était un chaperon) ou à épanouir (comme si l’État détenait la clé du bonheur). Le seul bonheur dont il sera question ici a trait à l’arbitraire et à sa limitation juridique.

Voilà qui place la question du despotisme au coeur des Lumières. Pour reprendre une formule kantienne, le despotisme « éternise la violation du droit », de sorte que l’exigence juridique doit être conçue comme une percée, un appel d’air, une forme de trouée à la surface toujours recommencée de la perversion politique.

Dans une analyse célèbre, Michel Foucault a tenté de restituer cette nouveauté. Nous lisons :

« En décembre 1784, la Berlinische Monatsschrift a publié une réponse à la question : Was ist Aufklärung ? Et cette réponse était de Kant. Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu’avec lui entre discrètement dans l’histoire de la pensée une question à laquelle la philosophie moderne n’a pas été capable de répondre. » Et Foucault de poursuivre : « De Hegel à Horkheimer ou à Habermas, en passant par Nietzsche ou Max Weber, il n’y a guère de philosophie qui, directement ou indirectement, n’ait été confrontée à cette même question : quel est donc cet événement qu’on appelle l’Aufklärung et qui a déterminé, pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons et ce que nous faisons aujourd’hui ? »

Si l’on suit Foucault, l’objectif de Kant consisterait à comprendre « comment se pose la question philosophique du présent ». Bien sûr, celle-ci peut se poser de bien des manières. On peut, tel saint Augustin, chercher dans le monde actuel les indices d’un événement à venir, événement décisif dont il nous appartiendrait de déchiffrer la venue. On peut, à la manière de Vico, développer une conception linéaire du progrès, progrès qui nous ferait passer de l’ombre à la Lumière de manière irréversible. Or, « la manière dont Kant pose la question de l’Aufklärung est tout à fait différente : ni un âge du monde auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit les signes, ni l’aurore d’un accomplissement. Kant définit l’Aufklärung d’une façon presque entièrement négative, comme une Ausgang, une ‘sortie’, une ‘issue’. »

Jusque-là, tout va bien. Mais voici que Foucault en vient à écrire ceci : « Dans ses autres textes sur l’histoire, il arrive que Kant pose des questions d’origine ou qu’il définisse la finalité intérieure d’un processus historique. Dans le texte sur l’Aufklärung, la question concerne la pure actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur. Il cherche une différence : quelle différence aujourd’hui introduit-il par rapport à hier ? » Un Kant très particulier s’en dégage, lequel, débarrassé de toute considération méta-historique, serait uniquement préoccupé par la simple différence entre une époque et une autre. Cette lecture est certainement conforme à l’exigence foucaldienne de « penser autrement », mais nous voyons que cette opération dépend d’une exclusion : celle qui consiste à mentionner « d’autres textes », comme si ces « autres textes » n’avaient plus d’importance au regard de cette « actualité pure ».

Soucieux de distinguer humanisme et Aufklärung, Foucault note à bon droit que le stalinisme, lui aussi, était un humanisme. Mais il est à noter que cette remarque s’applique aussi bien à l’éthique de la différence que défend Foucault : toutes les dictatures modernes entendaient rompre avec l’ordre existant. Le stalinisme, lui aussi, entendait apporter quelque chose de nouveau – en quoi cette différence pour la différence serait-elle plus légitime ou significative qu’une autre ?

Un mot particulièrement intéressant n’apparaît jamais dans ce commentaire, un mot qui est à la réflexion foucaldienne ce que le sein de Dorine est à la pudeur de Tartuffe : cette chose honteuse, assurément indigne d’un philosophe contemporain, est écartée d’un revers de la main au bénéfice d’une critique entièrement « archéologique » et « généalogique » de soi et des autres. Ce mot – ou plutôt ce concept – c’est le droit naturel, autrement dit la capacité de juger les lois positives d’un État en fonction d’une loi qui lui est supérieure, capacité dont Kant se fait pourtant le défenseur. S’il est exact, comme le veut Foucault, qu’un philosophe « moderne » se définit par sa manière de répondre à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », alors cette exclusion est certainement représentative d’une situation : non de la sienne, mais de la nôtre.

Croyant faire montre de prudence, Foucault ne cesse d’insister sur les difficultés de « Qu’est-ce que les Lumières ? », mais il me semble, a contrario, que Kant fait preuve d’une très grande netteté. C’est même cette netteté que nous avons perdue dans les eaux fangeuses de la post-modernité (ce magma déplorable où des fascistes passent pour des défenseurs de la liberté d’expression et les islamistes pour des militants de la cause anti-coloniale).

De même que l’imposture morale consiste à dénier l’autonomie du sujet, le despotisme consistera toujours à transformer le citoyen en homme surnuméraire – ou, pour le dire en termes kantiens, à utiliser l’homme comme moyen et seulement comme moyen. Il n’en va pas différemment de la perversion idéologique : le mot n’est pas de Kant, mais la chose est bien là. Si les idéologues – que Kant appelle superbement les « tuteurs attitrés de la masse » – ne cessent de tabler sur la peur, sur la non-pensée, sur l’infantilisation, sur l’imbécillité des sujets, si ce calcul constitue l’essence du « pacte secret » qui donne à toutes les dictatures de s’entendre sur le dos de leurs propres sujets (voyez la Russie de Poutine ou la Corée du Nord, actuellement unies sur le front ukrainien), il n’en reste pas moins qu’un tel pacte sera toujours illégal, « quand bien même il serait entériné par le pouvoir suprême ».

Que le despotisme soit susceptible d’une définition et que cette définition soit universelle, voilà ce qui permet de répondre à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? C’est bien cette définition à la fois temporelle et atemporelle qui importe. C’est bien cette double dimension qui confère à l’Aufklärung une signification si simple qu’elle ne perdra jamais, aux yeux de Kant, son actualité.