Fiches de lecture

J’ai souvent rencontré des admirateurs de Poutine dans le cercle très select du souverainisme français, mais je n’ai encore jamais vu un Français partir avec femme et bagages pour s’installer dans un pays où il fait si bon vivre que la moindre critique de “l’opération spéciale” en Ukraine vous rend passible de prison. On peut voir en Poutine le seul rempart contre l’Otanisation du monde comme le vont répétant les anti-impérialistes de Palavas-les-Flots, voire, si j’en crois les chrétiens tendance Marion Maréchal, le seul vrai défenseur de l’Occident non dégénéré, mais de là à partir, de là à joindre l’acte à la parole, il y a un pas que nos vaillants polémistes se gardent bien de franchir.

Pour ceux qui n’ont pas d’autre choix que de manger du poutinisme matin, midi et soir, la situation se présente tout autrement. Deux livres nous permettent de savoir à quoi ressemble une ville tombée entre les mains des forces pro-russes en Ukraine. Il va sans dire que les pro-Poutine français n’en ont jamais entendu parler, et que, découvrant par hasard cette chronique, ils se dépêcheront de les « lol-er » sans les avoir lus.

Le premier appartient au genre analytique. Il nous permet de comprendre, non pas la “Russie éternelle” – cette fabrique à poncifs – ni la Russie héroïsée de Joukov, mais la nature du régime politique mis en place dans les territoires occupés – ce qui, lorsque l’on vit en 2025 et non en 1945, est beaucoup plus instructif.

L’auteur a l’immense mérite d’être originaire du Donbass ; ces amis qui basculent dans le néo-stalinisme assumé, ces amis qui n’en sont plus, ce sont les siens. Il faut suivre pas à pas la lente dégradation sociale qui préside à la formation de la République populaire de Donetsk pour mesurer la dimension familiale, affective, de cette forfaiture démocratique. « Donbass » de Stanislav Aseyev (traduction d’Iryna Dmytrychyn) nous offre une analyse incontournable sur la nature criminelle des soutiens de Poutine dans la région – en quoi ce livre est parfaitement conforme à ce que nous a appris, de son côté, Anna Politkovskaïa. “Qu’avez-vous contre la Russie ?” vont répétant les supposés russophiles – comme si les dissidents n’étaient pas russes, comme si Anna Politkovskaïa n’était pas, et de plein droit, une citoyenne de son pays.

Le deuxième m’a été recommandé par une combattante à Kherson. “J’ai lu ce livre pour savoir ce que je ferai si jamais je suis capturée par les Russes”, m’a-t-elle dit. Rédigé par un membre féminin du bataillon Azov, le récit de Valeryia « Nava » Subotina nous éclaire sur la séparation – séparation quasi ontologique – entre les collaborateurs et leurs victimes. Le dialogue surréel entre la prisonnière et son bourreau constitue un passage décisif pour qui veut comprendre les choix politiques de cette génération – une génération partagée, du moins au début du récit, entre les pro et les anti-Maïdan. Comme d’habitude, le tortionnaire joue au plus malin avec sa victime, et, comme d’habitude, ce jeu est d’autant plus pervers que la victime fait montre d’une foi inébranlable en la liberté de son pays. “Que votre parole soit oui, ou non – le reste appartient au Malin”, dit l’Évangile – c’est cette simplicité, et le prix qu’il en coûte de rester simple face à son tortionnaire qui font de ce petit récit un manuel de résistance appliquée.

Il est certainement plus facile d’ironiser sur la naïveté des manifestants pro-Maïdan que de décrire en détail à quoi ressemblent les activistes anti-Maïdan, ces agitateurs staliniens sur lesquels les partisans français de Poutine restent, comme chacun peut le constater, savamment silencieux. On lira ces ouvrages comme deux enquêtes sur le poutinisme effectif, mais également sur le Malin, ce vieil habitué des camps dont la principale ruse consiste à nous faire croire, suivant le mot de Baudelaire, qu’il n’existe pas.

DdN

Donbass : un journaliste en camp témoigne, Lviv, 2020, trad. fr. par Iryna Dmytrychyn, Atlande, 218 pages.

The Captivity, Valeryia Subotina, Folio Publishers, 2024, 252 pages.

Carnet de route

Dans une interview récente Zelensky fait de l’humour un trait essentiel de la résistance ukrainienne face à la campagne de terreur qui ravage la capitale – et il est exact que rien ne serait possible sans cette disposition d’esprit spécialement conçue pour survivre aux tyrans. Alors que Kyiv revit après une énième nuit de bombardements (l’armée russe vient de battre son propre record) et que le course cycliste (Kиї́вська сотка) est maintenue, cette pancarte au moment d’aborder la côte : « Vas-y papa, tu files comme une roquette »

Kyiv. 7.09.2025, 11 am.

Le syndicat vous informe

Tout était pourtant simple dans l’univers philosophique des années Macron. Le monde se divisait entre les lecteurs de Philippe Muray et les gogos à la Glucksmann que l’on pouvait ranger, sans difficulté excessive, dans le « camp du Bien ». On rigolait sous cape, on se trouvait intelligent, on s’enfilait des petits verres avec le sentiment d’appartenir au camp du Mal. Certains poussaient le frisson jusqu’à faire l’éloge de Carl Schmitt (le juriste du IIIème Reich censé donner un coup de fouet à nos parlementaires bedonnants) d’autres se contentaient de voir en Donald Trump le sauveur du monde libre. On se disait aussi qu’en soutenant tout à la fois Poutine et Donald Trump, on se ferait deux amis pour le prix d’un. Et puis le milliardaire américain a conclu son deal sur le dos des Ukrainiens – qui est aussi un deal agressivement anti-Européen – et, sans même avoir gagné la moindre parcelle de puissance, nous voici avec deux ennemis pour le prix d’un.

Mais ne soyons pas ingrats envers l’époque qui nous est offerte.

En soi, cette séquence historique n’est pas inintéressante, d’autant qu’elle nous permet de mieux comprendre l’espèce de sidération qui devait suivre le pacte germano-soviétique : comment deux puissances militaires que tout devrait opposer peuvent-elles s’entendre pour racketter et piller les petits États alentour ? Aussi bien, cette séquence nous permet de mieux saisir comment la haine du parlementarisme – aujourd’hui celle de l’U.E.– a pu offrir aux « personnalités autoritaires » une popularité sans pareille. Combien de ces anti-parlementaires ont vu en Hitler, par contraste, un vrai patriote ? Allons plus loin : combien de ces Français ont vu en Hitler un homme de paix ?

Poutine n’est pas Hitler, mais ce mécanisme demeure, tout comme la frustration qui lui sert de principe agissant. Même la philosophie qui l’accompagne – soyons intraitables avec les Ukrainiens et conciliants avec la Russie – n’a pas changé d’un iota. J’ignore pourquoi le syndicat des poutinistes réunis – cet arc lumineux qui va de Monsieur Taché à Monsieur Dupont-Aignan en passant par ce grand gaulliste à la renverse, Henri Guaino – déploie autant d’efforts pour recruter de nouveaux orateurs, alors que tous les arguments de ces Messieurs sont déjà contenus dans ce petit tract.

Mensonges d’acier

Quand on soutient un homme qui affirme contre toute évidence que le « dictateur » Zelensky est à 4%, on quitte le terrain de la vérité et on entre dans l’univers orwellien du militantisme pro-Poutine, un monde où toutes les contre-vérités sont bonnes à dire pour s’acheter les bonnes grâces du vrai dictateur autour de la table.

On se demande combien de temps le Trumpiste français va continuer de nous chanter les louanges de la « voie libérale » alors que sa politique étrangère vis à vis de la Russie est en tous points comparable à celle du stalinien Mélenchon.

On se demande combien de temps de Trumpiste français va continuer à nous bassiner avec la corruption en Ukraine alors que la Russie est, selon l’Indice de Perception de la Corruption (IPC) 2024 publié par Transparency International le 11 février 2025, plus corrompue encore.

On se demande combien de temps le Trumpiste français va continuer à se croire le dépositaire tant attendu de la liberté d’expression maintenant que Donald Trump présente le promoteur de l’article 280. 3 (article poutinien qui interdit toute critique de ‘l »opération speciale » en Ukraine) comme un homme de confiance.

On se demande combien de temps le Trumpiste français va continuer à se bercer d’une vertueuse espérance (« vouloir la paix en Ukraine »), maintenant que leur vaillant pacificateur prend fait et cause pour l’agresseur et lui déroule – que l’on me permette cette métaphore soviétique et sanglante – le tapis rouge.

On se demande combien de temps le Trumpiste français va continuer à vanter les mérites du ploutocrate américain avant de s’avouer à lui-même que son champion n’a d’autre but que de concourir – économiquement, militairement et politiquement – à la disparition de son propre pays dans l’insignifiance la plus totale.

Certes, le Trumpiste français se réclame volontiers du Réalisme en matière internationale, mais cette philosophie machiavélienne avait surtout pour but d’abandonner l’Ukraine à son sort – non pour faire de lui un « loser » au premier « deal » dudit champion.

Le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains, disait Péguy. L’antikantisme a les mains sales, mais il n’a pas de mains non plus – voilà ce que nous apprennent les alliés objectifs de Moscou.

Retour à Lviv

Lady Gaza a parlé : Europe et génocides ne font qu’un. Si maintenant l’on se demande d’où vient ce terme, force est de constater qu’il fut pensé et posé en Europe. Le chercheur qui aurait le goût des sources devra nécessairement s’intéresser à l’ouvrage de Lemkin, « Axis Rule in Occupied Europe : Laws of Occupation, Analysis of Government, Proposals for Redress ». Le voyageur qui aurait le goût des lieux devra nécessairement se déplacer à Lviv, et regarder cette plaque. Il devra constater que cet avocat est européen, et blanc, et juif. Je sais bien que cette militante n’est pas une historienne – tant s’en faut – je sais bien que cette antiraciste supposée utilise l’universalisme quand ça l’arrange, mais que peut-on bien faire contre ce fait-là ? Plaisante contradiction chez les antiracistes à la Hassan, qui consiste à charger l’Europe de tous les maux tout en bénéficiant d’un débat juridique, d’un terme spécifique et d’un combat universel que seule l’Europe a rendu possibles.

Maksym

L’écrivain Maksym Kryvtsov a rejoint son unité un lundi matin. Arborant un sourire lunaire, habillé comme l’as de pique, ce fils de bibliothécaire cochait toutes les cases pour devenir le souffre-douleur de son régiment. Mais son endurance, son charisme et son agilité au combat ont rapidement dissipé ce malentendu. Maksym a décrit sa propre mort quelques jours avant de succomber à ses blessures, le 7 janvier 2024.

Le poème, sans titre, commence ainsi :

« Golgotha » à « Marie »
« Golgotha » à « Marie » :
Tu me reçois ?
« Golgotha », ici « Marie »
« Golgotha », ici « Marie »
Cinq sur cinq.

Il s’agit d’un poème ukrainien en vers libre, soudain interrompu par cette précision :

« Le Rebelle »
avait le crâne fracassé,
un éclat profondément enfoncé dans sa tête,
le ventre déchiré,
et deux doigts de la main gauche arrachés ».

De ce soldat, nous apprenons ceci:

« Le Rebelle » était électricien.
Dans son petit appartement d’une pièce,
au-dessus de son lit,
il avait accroché
une grande croix
néon violette.
Il attendait le dernier dimanche de chaque mois
pour aller se promener avec sa fille Anna,
âgée de quatorze ans.
Ils allaient ensemble au cinéma « Jhovten »,
regarder des films d’animation ou des rediffusions,
s’asseoir au premier rang,
retirer leurs lourdes bottes,
étendre leurs pieds,
manger du pop-corn sans façons ».

Le poème suit ensuite des chemins de traverse, avant de retourner à sa forme initiale – et de se conclure par ces mots :

« Golgotha » à « Marie »
« Golgotha » à « Marie » :
Tu me reçois ?
« Golgotha », ici « Marie »
« Golgotha », ici « Marie »
Cinq sur cinq.

Nous avons deux blessés,
Nous avons deux blessés,
Terminé.

Bien reçu.
Nous arrivons. »

Our kind of traitor

Sale temps pour le confort intellectuel et les réflexes partisans. De même que les amis de la paix devraient avoir bien du mal à accuser les Américains de la guerre ukrainienne maintenant que Donald Trump s’est rangé – et avec quel éclat – derrière l’admirable Poutine, le militant trumpiste devrait avoir bien du mal à accuser l’administration Biden de vouloir dénigrer leur beau champion – maintenant que les critiques les plus féroces contre la politique étrangère de Donald Trump proviennent du camp républicain lui-même.

Laissons donc de côté les attaques de la gauche américaine, et intéressons-nous au camp d’en face. Parmi tous ces « Never-Trumpers » de droite, catastrophés par les concessions faites à la Russie et la tournure illibérale de l’Amérique de Monsieur Musk (bien décrite par Philip Roth dans « Le Complot contre l’Amérique », mais également dans un roman moins connu et toujours d’actualité, « Our Gang »), notons la présence d’un représentant particulièrement vigoureux, Bryan Fitzpatrick, et d’un officier très intéressant : Alexander Vindman. Médaillé militaire, agent de renseignement (notre homme est aussi à l’aise en russe qu’en ukrainien) Vindman parle d’un sujet qu’il connaît bien – et ça se voit. Comme le général Hodges, il pense que Poutine ne veut pas la paix. Comme le général Hodges, il pense que l’abandon des démocraties en Europe est un contre-sens. Comme le général Hodges, il pense que le découplage du droit et de la force est une erreur philosophique majeure, et que cette reddition en rase campagne dessert les intérêts directs des États-Unis.

À lire, donc, pour découvrir cette Amérique républicaine qui résiste au nettoyeur de la Maison Blanche.

Alexander Vindman, « The Folly of Realism », PublicAffairsU.S, 2025, 304 p.

Constance de Mélenchon

Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Non : tout le malheur du monde vient d’une seule chose, qui est de ne pas suffisamment écouter Mélenchon.
J’en veux pour preuve ce petit post tout à la gloire d’un mot magique : « garantie de sécurité ». Monsieur sait bien que l’Europe est déjà passée par là. Monsieur Mélenchon sait bien qu’il ne suffit pas de décrocher son téléphone pour impressionner le Kremlin. Monsieur Mélenchon sait bien que, sans la puissance militaire du pays libéral dont il dit pis que pendre, ces garanties n’en sont pas. Monsieur Mélenchon sait bien que parler des « deux côtés » est une manière d’effacer l’agression d’un peuple par un autre et qu’il n’est pas plus juste de parler de la guerre russo-ukrainienne que de parler, pour désigner l’Holocauste, de la guerre judéo-allemande. Mais Monsieur Mélenchon parle avec la même assurance creuse qu’il met en toutes choses – qu’il s’agisse du démembrement de l’Ukraine ou de la lutte contre l’islamisme en France. C’est en ce sens et en ce sens seulement qu’il reste, au fil des ans, toujours fidèle à lui-même.