Parler comme un gaulliste, agir comme Déat.

On dit souvent que le maître du Kremlin ne cache pas son jeu, et il est exact que ces 28 propositions exposent la nature de ce régime mieux que ne sauraient le faire de longs discours universitaires. La Russie ne reconnaît pas de frontières ; les petits pays sont des erreurs ; la résistance ukrainienne n’existe pas. Un bon traité est un traité qui place le pays convoité en situation de vulnérabilité maximale : voilà pour le poutinisme et pour ce que les souverainistes appellent la Paix. Élargi à l’espace continental, le but est tout aussi limpide : détruire l’architecture sécuritaire européenne de telle manière que chaque Nation se retrouve seule, trop enfoncée dans ses querelles boutiquières pour regarder la guerre dans les yeux, trop faible pour défendre son voisin, et, bien sûr, trop lâche pour fâcher le Kremlin dans ses massacres et dans ses convoitises.

On dira que la France est à l’abri des agressions parce qu’elle dispose de l’arme nucléaire, mais comme une frappe sur Moscou entraînera une frappe en sens contraire, les mêmes qui font profession de souverainisme vous diront : « Ils sont devenus fous. Ils veulent nous entraîner dans une guerre d’anéantissement total ». Et c’est ainsi que ce qui était une force deviendra un prétexte pour capituler dans l’honneur. D’ailleurs, les collaborateurs 2.0 n’auront pas besoin d’attendre la défaite de l’armée française pour capituler de ce pas ; ils le feront par avance et sans attendre — exactement comme Mélenchon ou Philippot aujourd’hui.

Dans un éditorial récent touchant les propos « polémiques » du général Mandon, Natacha Polony écrivait ceci : ce qui manque aux Français, c’est de la clarté. Lorsque le chef d’État aura donné les ordres qu’il faut, tous les Français se lèveront comme un seul homme pour bouter l’ennemi hors de France. L’affirmation paraît bien hasardeuse quand on connaît le génie français pour la collaboration. D’ailleurs la nouvelle collaboration française est si conforme à son modèle qu’on dirait un copier/coller des discours patriotiques de Marcel Déat. Réduite à sa plus simple mais toniturante expression, celle-ci prend la forme suivante : «Resister consiste à se faire avoir par tous ceux qui ont vendu l’âme de la France aux étrangers. Résister consiste à se faire avoir par les médias mainstream et les politiciens corrompus. Résister est une illusion qui fait le jeu des va-t-en-guerre. » Je sais bien que ces arguments sont utilisés par nos vaillants patriotes dans le seul but de tourner en ridicule la fraternité que nous éprouvons envers la résistance ukrainienne, mais comme ce raisonnement peut servir en toutes circonstances, on ne voit pas pourquoi il resterait sagement dans un tiroir lorsque leur propre vie sera en jeu.

Kherson, Ukraine, novembre 2025.

(FILES) This file photograph taken on May 13, 2016, shows French far-right party Front National (FN) vice-president Florian Philippot as he poses in Paris.
Florian Philippot, the leader of the far right-wing French National Front party and considered the right arm of Marine Le Pen, announced on September 21, 2017, that he had « left » the formation, a sign of tensions within the party since their failure in the May 2017 presidential election. / AFP PHOTO / JOEL SAGET FILES-FRANCE-POLITICS-PARTY-FN-PHILIPPOT

Tous responsables, sauf l’agresseur.

Accusé d’avoir soutenu la Tchécoslovaquie au lieu de consentir à son dépeçage, Léon Blum fut tenu pour responsable des mauvaises relations que la France entretint avec l’Allemagne, et, ce faisant, d’avoir précipité la France dans la guerre. Et qui donc se chargea d’exonérer le vrai responsable ? Qui donc se chargea de couvrir Léon Blum de tous les maux ? Mais la France de Vichy, bien sûr.

Le lecteur se souvient des chefs d’accusation censés mettre à mal l’architecte du Front populaire devant un parterre de 150 journalistes : posture de “va-t-en-guerre” au détriment de la diplomatie et des bonnes manières, non-défense de la Famille et de la Patrie à coups de mesures gauchistes, gaspillage éhonté de l’argent national en faveur des républicains… espagnols. (“Pauvres Français, si vous saviez comme on vous vole” – tel est le motto éternel de cette France-là). On rapporte que le Maréchal, très agacé par la défense fort habile de Léon Blum – cette façon qu’ont les innocents de se défendre efficacement, quel toupet… – a sommé les juges d’être d’autant plus intraitables. Que le procès de Riom soit basé sur une légalité fantoche est une évidence, mais il ne doit pas nous faire oublier l’éternel paradoxe dans lequel se résume et se condense tout le génie du pétainisme : condamner la culture de l’excuse lorsqu’elle s’applique aux pauvres et trouver mille excuses aux tyrans les plus sanguinaires. Depuis le temps, son programme est suffisamment clair : cherchons les coupables là où ils ne sont pas, poursuivons la gauche de notre mépris ou de notre haine (au choix), comparons la France à une dictature jusqu’à ce que notre démocratie s’effondre et que les vrais dictateurs, à la fin, remportent la mise.

Marc Bloch et nous

Un chef-d’œuvre est un livre que l’on admire de loin et que l’on ne lit jamais dans les détails. Prenez le livre de Marc Bloch intitulé : “L’étrange défaite”. Alors que la nuit s’étend sur Tchécoslovaquie et que le dépeçage de l’Europe a déjà commencé, l’auteur nous peint une bourgeoisie française trop occupée à mater du délinquant pour s’intéresser à Hitler. Il est vrai que la bourgeoisie française a toujours eu du pain sur la planche – notamment en matière de sécurité. Mais le propos de Bloch est justement celui-là : l’obsession sécuritaire fait obstacle à la compréhension des périls en Europe. Ce constat est si frappant qu’il semble avoir été écrit pour l’édification expresse de la droite CNews. Qu’on me permette de résumer le problème de la bourgeoisie actuelle en ces termes : “Concentrons-nous sur l’islamisme et l’insécurité. Pour ce qui est de Poutine, on verra plus tard”.

La bourgeoisie sécuritaire tient beaucoup à son agenda, et il est inutile de lui faire remarquer que l’Histoire, comme la guerre, n’attend pas – car les défaillances du président français en matière d’islamogauchisme occupent le centre exclusif de ses frustrations. Cette « reductio ad Macronum » est si systématique qu’on pourrait lui donner la forme du syllogisme suivant:

Majeure – Macron est un crétin qui n’a pas été capable de résoudre le problème des Français.

Mineure – Or Macron est préoccupé par la Russie.

Conclusion – Donc le problème avec la Russie n’en est pas un.

Syllogisme de l’amertume, comme dirait Cioran, qui réduit la violence aux problèmes domestiques et interdit de penser deux périls européens – à savoir l’islamisme et le poutinisme – en même temps.

De là à renverser les rôles et à présenter Poutine comme un gentilhomme, il n’y a qu’un pas, pas que Philippe de Villiers (l’homme qui a guéri du Covid grâce au pastis) est tout prêt à franchir. De là à affirmer qu’Emmanuel Macron est un petit malin et que la guerre russo-ukrainienne n’est là que pour faire diversion, il n’y a qu’un pas – pas que Madame Lefebvre, dans sa divine et inexpugnable colère, a franchi depuis longtemps. Une fois la violence extérieure réduite à des querelles partisanes, il n’est de crime au monde que l’on ne puisse mettre sur le dos de son adversaire, et c’est à peine si Poutine a quelque chose à voir avec l’invasion de l’Ukraine.

Telle une concierge entièrement vouée à la propreté de son immeuble, la bourgeoisie sécuritaire a la certitude que le problème de la violence consiste à balayer devant sa porte. C’est dire si la solidarité militaire européenne aura toujours à ses yeux quelque chose de dispendieux et, pour tout dire, de suspect. Comme le répétait récemment un ancien gauchiste réfugié dans un gaullisme entièrement imaginaire : « il ne nous appartient pas de nous battre aux côtés des Ukrainiens, car nous n’avons pas la même histoire ». Ce Monsieur va bientôt nous apprendre que la ville de Paris fut libérée par elle-même et que la victoire sur le nazisme ne doit rien aux Canadiens ni aux Néo-Zélandais – ressortirants dont la trajectoire historique, me semble-t-il, est assez différente de la nôtre.

Il est vrai que les contemporains en question détestent ce genre de parallèle historique. On dira que Poutine n’est pas Hitler, que notre bourgeoisie n’est pas munichoise, que les deux situations n’ont rien à voir – sauf quand il s’agit de comptabiliser le nombre de morts. Comme les émules de Philippot seront pressés de vous l’apprendre, une guerre contre la Russie ferait 400 000 000 de morts. C’est dire que la comparaison reste valable toutes les fois que les poutinistes en ont besoin.

Cette stratégie est quotidiennement illustrée – hélas – par Luc Ferry. Reconverti dans la propagande néo-soviétique après trente ans de bons et loyaux services dans le kantisme et les Droits de l’Homme, notre homme enchaîne les contrevérités avec une célérité saisissante. Depuis le fameux « Poutine n’a pas encore tué 6 millions de juifs » censé nous rassurer sur la bonté d’âme du KGBiste au non moins ridicule « C’est l’Ukraine qui a déclenché la guerre en s’en prenant aux russophones » (comme si russophone voulait dire pro-Poutine), les inexactitudes de notre ancien Ministre sont si nombreuses qu’elles concurrencent aisément, chaque année, les perles du bac. Du moins ces contrevérités nous permettent-elles de visualiser correctement ce que Bloch appelait le déni de droite. Pendant trente ans la gauche angélique a surfé sur ce mensonge : « il n’y a pas d’insécurité, il n’y a qu’un sentiment d’insécurité » ; c’est cette bêtise inqualifiable que la droite poutiniste a décidé d’étendre à toute l’Europe sous la forme suivante : « il n’y a pas d’impérialisme russe, il n’y a qu’un sentiment d’impérialisme russe ».

Mauvaise nouvelle

Puisque Lady Gaza se tait après avoir refusé d’appeler à la libération de Boualem Sansal, écrivons tout haut ce que les militants, dans son entourage, pensent tout bas : « cette libération est une bonne nouvelle pour les laïcards, par conséquent c’est une mauvaise nouvelle pour nous ». Je ne dis pas que le silence des Insoumis sera complet. Les amis de Rima Hassan se réjouiront bien un peu, jetant ici ou là un « Enfin libre » comme on coche une case administrative – mais on sent bien que le cœur n’y est pas et que la libération d’un romancier d’une prison islamiste est encore un sale coup du fascisme international contre LFI. Puisse-t-elle trouver quelque réconfort en songeant que bien des écrivains croupissent toujours dans les geôles algériennes — de quoi lui mettre, après cette sinistre nouvelle, un peu de baume au cœur.

Alors c’est non

J’évoquais dans mon post précédent ces gaullistes en paroles tout prêts à se vautrer dans le poutinisme le plus crasse – alors pourquoi ne pas évoquer, ce matin, leur exact opposé ?

Yaryna vient de commenter le plan de capitulation de Donald Trump – commentaire que j’ai plaisir à traduire en français et à partager ici.

«En tant que militaire actuellement en mission de combat dans la région de Kherson, je déclare m’opposer à tout ordre de se retirer sans combattre. Il s’agit d’un ordre criminel, et je ne l’exécuterai pas. J’appelle les autres militaires à déclarer de la même manière que nous ne donnerons pas gratuitement les territoires que nous tenons depuis des années – à Kherson, dans le Donbass et Zaporijjia – au nom des intrigues politiques américaines et des intérêts ouvertement russes. C’est une trahison envers nos frères d’armes qui ont donné leur vie pour l’Ukraine»

Photo : Petro et Yaryna sur la route si particulière qui relie Mykolaiv à Kherson. Au centre de la photo, le très précieux détecteur de drones Tchuika.

20.5.2025, 5.45am

Alyona’s choice

Kherson is arguably the worst place in war-torn Ukraine. Sitting directly on the zero line, the city endures relentless shelling and drone assaults meant to kill or maim children, parents, workers — anyone. Over time, the vast majority of its inhabitants have vanished, until all that remains is the ghost of a once-vibrant city. But then I met a dance teacher named Alyona — so brave, so unpretentious, so undramatic. “I will never leave Kherson,” she told me. “I was born here. This is my city. I’m not a hero or anything like that. My mission is to make sure my students are happy when they dance, that’s all.”

***

DdN – Thank you so much for agreeing to this interview. Let me start with a stupid question : how are you today ?

A – I’m fine, actually.

DdN – Seeing you dance in Zarina Zabrisky’s film Kherson: Human Safari made me curious about your story — how did dance become part of your life?

A – I started dancing in primary school, then in secondary school, and later at university. As a matter of fact I’ve never stopped dancing. But if we talk about teaching, then I started in middle school. Teaching is the perfect trick to get people dancing around you.

DdN – You have the body of a ballerina but your field is modern dance. What is your training background ?

A – Funny you should say that because I’ve never had any classical training. Hip-hop was my one and only teacher. (Laughter)

DdN – Were you aiming to join any particular company back then?

A – At seventeen, my friends and I went ahead and started our own company in Kherson. I also had the opportunity to audition in Kyiv, to become a professional. But then I realised that my dream, in a professional sense, was different.

DdN – You’re not only a dancer, you’re also a dentist. There’s a very funny word in Ukrainian — шпагат, the “splits”, le grand écart. How on earth did you manage that split between dance and dentistry ?

A – As a child I was the one in charge of my family’s teeth. (Laughter) I naturally set myself the goal of becoming a dentist. This passion proved stronger than dance, at least professionally.

DdN – You’re a dentist in Kherson. Kherson isn’t exactly the easiest place in the world to live in. How do you manage with everything happening around you?

A – I guess my task is to show my students that there is more to life than war. I’m not a hero or anything like that. My mission is to make sure they are happy when they dance, that’s all.

DdN – Who are your students? I mean, what are they like?

A – I welcome anyone in my class. I don’t really care about technical abilities. Teenagers, young women, ladies in their fifties…

DdN – All women ?

A – Yes.

DdN – Are there many dance classes in Kherson at the moment?

A – In the city center, I’m the only teacher left. [The center is one of the most exposed parts of the city.] Otherwise, you can still find classes in the more remote districts.

DdN – We talk about war but you live here. You know better than anyone what it’s like. Is there anything you feel is lacking in our perception and understanding of this war ?

A – Maybe it’s a Ukrainian thing, but I really dislike being treated as a victim. There’s no need to make things more dramatic than they already are. I can only hope that no one ever has to live through what we are living through.

DdN – You could easily live somewhere else. What makes Kherson so special to you?

A – I travelled a lot, even to the Côte d’Azur [Alyona’s mother is a French teacher], but this is my native city. I just can’t leave my native city. This is where I should be.

DdN – What projects are you working on at the moment?

A – Right now ? I’m focusing on Zarina’s new film on Kherson. I’m so glad we get to keep doing this project together.

DdN – I’m sure your contribution will be just as brilliant as in the first one. I know you have a lot of work today. Thank you so much for your time and kindness.

Kherson, Ukraine, 20 November 2025, 11am.

Ces Messieurs de la Palestine

Trop heureux de se découvrir une radicalité qu’il pensait avoir perdue dans les méandres du marxisme révolutionnaire, voici que l’intellectuel bourgeois se prend de nouveau de passion pour la violence. J’en veux pour preuve le grand retour d’une expression qui fait florès chez les admirateurs de Rima Hassan : “quoi qu’il en coûte”. Bien que cette expression soit agitée par des écrivains français qui ont la crédibilité militaire d’un végétarien dans un concours de barbecue texan, nous aurions tort de ne pas la prendre au sérieux.

Dégagée de sa tournure euphémisante, l’expression “quoi qu’il en coûte” signifie : allez-y, tuez des innocents, on vous applaudira des deux mains. Non que l’employé du CNRS aille violer des femmes dans les territoires qu’il entend libérer. Non que l’intellectuel parisien aille égorger des enfants de ses propres mains – tâche rebutante qu’il laisse bien volontiers au Palestinien qu’il prétend protéger. Tout au plus se rendra-t-il à un colloque où personne ne tue personne – à une signature où, parmi les ouvrages à la gloire de Bouteldja (l’héritière islamiste du merveilleux Bourdieu), on parlera de ses vacances en Italie.

Cette manie d’intellectuels – le meurtre par procuration – n’est pas nouvelle, mais sa résurgence interroge. Je veux bien croire que la justice ne soit pas un long fleuve tranquille, mais en ce cas il faut prendre ces intellectuels au mot. Tant qu’un intellectuel pro-palestinien n’aura pas apporté des armes au Hamas, tant qu’il n’aura pas vu de ses propres yeux le visage de la femme qu’il assassine, son éloge de la violence révolutionnaire conservera toujours le parfum orientalisant du fantasme bourgeois. On dira que le colonialisme est infâme et que l’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs – mais la question est justement de savoir à qui échoit la redoutable tâche de les casser. Cessons de compter sur les miséreux pour faire le sale boulot. Donnons aux intellectuels parisiens l’occasion de prendre leur place : voilà une proposition radicale qui, bien appliquée, changerait la face du monde.