Journal

Kramatorsk, attaque contre les civils du 15 septembre 2025. Alors qu’une série de trois missiles vient de souffler tout un bloc au niveau du 48 de la rue Академíчна (branches arrachées, éclats de verre, produits de beauté féminins éparpillés sur le trottoir), trois habitants sont assis sur un banc afin d’apprécier, comme on dit, la douceur du soir.

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On quoting Shakespeare in the dark

Of course, there are the power cuts that plunge eighty percent of the city’s streets into total darkness. Of course, the Russians made the most of the winter fog to penetrate a couple of buildings. Of course, there’s Pokrovsk and everything that comes with it. But our driver — a Jewish sergeant from Vinnytsia — is such a joy to talk to you wouldn’t want to be anywhere else in the world. I know Shakespeare is over-quoted, but I can’t help thinking that the famous line from Henry V“we few, we happy few, we band of brothers” — has never made more sense than it does now.

Photo: Nighttime drone delivery somewhere near Kramatorsk, November 11, 2025, 7pm. ©ddn

Joie secrète

Parce que l’intégrité importe moins, dans mon pays, que le brio intellectuel, on s’est passionnément gaussé d’Albert Camus, mais il est une illusion fascisante dont il nous a montré la perfidie comme personne — et c’est le mythe de l’isolationnisme. En politique étrangère – je reprends à dessein la petite musique des poutinophiles – les bonnes intentions produiraient toujours le contraire du résultat attendu. Qui veut faire l’ange fait la bête , vont répétant les réalistes qui entendent séparer politique étrangère et morale. Mais qui veut faire la bête fait la bête aussi — et c’est ce que nos réalistes oublient toujours de préciser.

L’article a pour objet la normalisation du général Franco par la classe politique européenne. Camus note que ses anciens partisans y voient un geste de simple bon sens, comme si les fascistes d’antan obéissaient, en cela, à une simple règle diplomatique. Mais qui peut croire que ce réalisme n’est pas une politique ? Et qui peut croire que cette politique n’a pas pour but de favoriser, en Europe, l’essor de l’autoritarisme ?

Voilà sans doute ce qui explique que Donald Trump soit passé, chez les zélotes de l’évangile MAGA, pour un isolationniste. Outre que cet isolationnisme est contredit par les faits — voyez les bombardements en Iran — ce mythe a surtout pour fonction de masquer sous des dehors de respectabilité intellectuelle la joie de tous ceux qui, en secret, se réjouiraient d’une victoire de la Russie en Ukraine. Que le plus faible se fasse enfin écraser par le plus fort — oui, que cette résistance soit enfin brisée dans le sang — et qu’on n’en parle plus.

C’est bien cette politique qui n’ose pas dire son nom — c’est bien cette joie maudite, inconfessable — que Camus entendait débusquer chez les partisans du général Franco. C’est à ce petit jeu fétide que cet article est consacré, et il n’a rien perdu de son actualité.

« L’Espagne et la Culture », 30 novembre 1952, article repris dans Actuelles, II.

Monsieur Binet raisonne

Le Bourdieusien nouveau est arrivé. Son raisonnement binaire (Maître/esclave, dominant/dominé) le conduit tout naturellement à penser comme une pelle. Ce n’est pas qu’il soit bête. Disons simplement qu’il n’a pas de chance toutes les fois qu’il se met à penser quelque chose.

Extrait : « Quand il s’agit de défendre les Gilets jaunes, les musulmans ou Gaza, on ne tergiverse pas. Pas de “oui, mais”, pas de fausse pudeur, on ne se bouche pas le nez. Oui, il y avait certainement des complotistes antivax lepénistes parmi les Gilets jaunes. Oui, il y a visiblement parmi les musulmans de France des islamistes peu modérés qui ne sont ni très féministes ni très gay friendly et globalement hermétiques à la notion de laïcité. Oui, il y a à Gaza et ailleurs (sic) d’authentiques partisans du Hamas à coup sûr antisémites. Ces gens-là ne sont pas des anges, mais ils font partie des dominés. »

Après avoir rejeté toute espèce de « oui, mais », voici que notre militant construit son paragraphe ainsi :« Oui, cet islamiste est bien antisémite, mais cela nous arrange qu’il vienne grossir les rangs de la vraie gauche. ». On remplace le « oui, mais » de la vigilance par un « oui, mais » antisémite. C’est ce que Laurent Binet appelle, j’imagine, un progrès.

On croyait avoir touché le fond avec la radicalité des marxistes (Sartre : « Tout anticommuniste est un chien »), la Chine enchantée de Macciocchi ou l’éloge des Khmers rouges par Badiou dans le but — ô combien intelligent — de lutter contre la “propagande anticambodgienne”.

On n’avait encore rien vu.

Photo : prédiction d’intellectuel organique, 01/10/2020.