« On peut ainsi résumer le grand tort de Shakespeare : ne pas avoir voulu, ou pu, ou su lire Bourdieu. Combien d’erreurs sociologiques et combien d’anachronismes aurait-il évités s’il avait pris la peine de se pencher, lui le Barde frivole, sur les structures sociales de l’économie. Seulement voilà : ni la rébellion fomentée par Jack Cade ni les contestations en Cornouaille n’auront éveillé sa conscience sociale. Face à un tel aveuglement, la méfiance s’impose ».
Geoffroy de Lagasnerie, Se méfier de Shakespeare, 2024.
Un homme provoque un million de pertes parmi ses compatriotes en envahissant un pays qui ne lui appartient pas.
Mélenchon : quel grand homme. Enfin un homme d’Etat digne de ce nom.
La Finlande et la Suède rejoignent l’OTAN pour ne pas se retrouver seules face à Poutine.
Mélenchon : qu’est-ce que je disais, vous voyez bien que l’OTAN essaie d’envahir tout le monde.
Comme les gauchistes de la belle époque – voyez Badiou – qui préféraient deviser sur la «propagande anti-cambodgienne » pendant que les Khmers rouges massacraient la population, Mélenchon préfère s’en prendre à la « propagande antirusse » pendant que Poutine donne libre cours à sa machine de mort.
On se demande à partir de combien de millions de morts – deux millions, trois millions, quatre millions ? – on aura le droit d’appeler Poutine un criminel de guerre sans encourir le regard courroucé de ces spécialistes de la propagande.
Mais le plus fort est sa manière de s’ingérer dans la politique ukrainienne en épousant toutes les thèses de Poutine. Alors que les Ukrainiens viennent de défiler par milliers sans réclamer la démission de Zelensky – détail qui semble lui avoir échappé – voici que le chaviste Mélenchon, tout auréolé de son succès personnel dans l’autoritarisme, estime que le président ukrainien doit partir. Il ne suffit pas de se comporter comme un autocrate à l’intérieur de son propre parti : encore faut-il se comporter comme un autocrate chez les autres.
Pour une mise au point sur les multiples mensonges contenus dans son communiqué :
Staline explique la famine par de « mauvaises récoltes » et accusent les paysans ukrainiens de « sabotage » ou de « rétention de grain ».
Déclenchement de la guerre d’Hiver contre la Finlande (1939)
L’URSS bombarde son propre village de Mainila et accuse la Finlande d’agression. Prétexte pour envahir le pays sous couvert de « légitime défense ».
Répression de l’insurrection de Hongrie (1956)
Moscou présente l’écrasement du soulèvement comme une « aide fraternelle » demandée par le peuple hongrois contre des « contre-révolutionnaires fascistes ».
Printemps de Prague (1968)
L’invasion de la Tchécoslovaquie est justifiée par la « doctrine Brejnev » : protéger le socialisme d’une « menace fasciste et impérialiste ».
1er septembre 2025, Poutine présente sa guerre impériale comme une manière de se défendre contre les méchants Nazis, les mauvais chrétiens, et – c’est sans doute la seule nouveauté – les personnalités transgenres.
La petite bibliothèque municipale d’Odesa. Je voudrais ne pas oublier qu’un écrivain ukrainien constamment persécuté par les Soviets, Vasyl Barka (1908-2003), a rédigé une thèse au titre évocateur: « La part du réel et du fantastique dans La Comédie Divine de Dante ».
Il fut un temps où la droite française s’enorgueillissait de prendre le parti des dissidents. Le mot lui-même brillait de tous ses feux dans les essais de Claude Lefort ou dans les analyses antitotalitaires de Raymond Aron. Maintenant que la statue de Staline a fait son grand retour dans l’Ukraine occupée, maintenant qu’un peuple tout entier joue sa survie face aux nostalgiques de l’URSS, voici que la droite LCI — voyez Renaud Girard — s’adonne tous les quatre matins au jésuitisme pro-Poutine.
J’aurai la joie et la chance de m’entretenir à Kyiv avec Olena Herasymyuk, écrivain, medic, historienne de l’Holodomor et de la dévastation soviétique (Розстрільний Календар – Calendrier des exécutions, 2017). Par sa vie si fragile et pourtant si déterminée, par son expérience du combat et surtout par son œuvre, Olena est autrement qualifiée pour nous parler de liberté que ces gaullistes de plateau.
Pointe avancée de la vengeance poutinienne après l’opération d’éclat Spider Web, la bataille de Soumy (laquelle s’étend sur une vingtaine de kilomètres à la ronde) est sans doute, avec Pokrovsk, l’une des plus dures et des plus significatives. Il va sans dire que cette vengeance s’exerce en premier lieu sur les civils. Tuer des Ukrainiens parce qu’ils sont Ukrainiens est une tradition solidement ancrée en Russie, et ce n’est pas Poutine – le lecteur voudra bien me croire sur ce point – qui dérogera à la règle. « Poutine veut juste tuer des gens », reconnaît Donald Trump. Ce qui ne l’empêchera pas, bien sûr, de lui prêter main forte.
Je découvre une ville silencieuse, mais d’un silence faussé par l’attente du prochain Shahed ou du prochain missile Iskander. Le moment le plus vulnérable – baptisé, ici, la “zone grise” – est situé entre trois et six heures du matin. (C’est l’heure où le différentiel de luminosité perturbe les capteurs optiques de la défense anti-aérienne.) Toucher des cibles militaires fait partie du programme, mais le mieux est encore de tuer la population au petit bonheur la chance – le balayeur perdu dans ses pensées qui n’a toujours pas fini de nettoyer sa ruelle, la jeune Ukrainienne souriante qui sert, malgré le couvre-feu, des hot dogs aux soldats.
« Comment peut-on vouloir autre chose que la paix ? » s’interroge le dernier homme, cette figure de la décadence européenne dont Nietzsche a cerné l’indigence dans la préface d' »Ainsi parlait Zarathoustra ». Encore faut-il pénétrer, comme le souhaitait le solitaire de Sils-Maria, dans les profondeurs de cette figure post-tragique qui a remplacé la liberté — c’est-à-dire l’héroïsme, c’est-à-dire la mort acceptée — par son bien-être et son confort. Nietzsche mentionne la question du chauffage, et il est exact que le dernier homme est plus obnubilé par la hausse des prix du gaz que par le massacre d’un peuple dont le destin le laisse tout à fait froid. N’est-ce pas ce conseil économique insidieux — «laisse-moi bombarder l’Ukraine tranquillement, pense plutôt à ta facture mensuelle» — que Poutine soufflait à l’oreille des Européens au début du conflit ?
Tout aussi remarquable est la représentation post-tragique que notre personnage se fait de la dissuasion nucléaire. Le non-usage de l’arme nucléaire reposait sur une certitude : « Avise-toi de l’utiliser et tu seras toi-même anéanti. » À cette épreuve de forces dont les pères de la dissuasion nucléaire française nous parlaient si bien, le dernier homme préfère de beaucoup l’idéal de la reddition par avance et sans conditions, ce qui l’amène, par un curieux renversement dont l’épouvante a le secret, à prendre le parti du seul leader qui ait jamais brandi cette menace en Ukraine.
Cette forme très actuelle du syndrome de Stockholm — qu’il vaudrait mieux appeler, à mon sens, syndrome de Moscou — éclaire d’un nouveau jour la règle qui commande de se coucher immédiatement devant la puissance la plus menaçante et la plus colérique. Cette « jurisprudence Medvedev » (qu’on me permette de rendre brièvement hommage au plus débile et au plus alcoolisé de tous les maîtres chanteurs) a beau faire trembler le dernier homme sur ses bases, force est de constater qu’elle n’impressionne nullement les soldats que je rencontre sur le front. « Accuser l’agressé des crimes de l’agresseur n’a jamais fait avancer la cause de la paix », m’a dit un jour un sergent-chef posté du côté de Lyman. Attitude incompréhensible aux yeux du dernier homme, lui qui raisonne comme Donald Trump (le fameux communicant américain en passe de remplacer Peskov dans la défense des intérêts russes). Qu’un pays en envahisse un autre, passe encore. Mais que le pays envahi cherche à se défendre, voilà qui dépasse toutes les bornes.
Les meilleurs amis de la paix ne sont pas les meilleurs ennemis de la guerre, notait un ambassadeur célèbre, et cet avertissement demeure, au vu des commentaires chaque fois plus attentistes du président américain, d’une sombre actualité. Devrions-nous, sous le prétexte ô combien légitime de ne pas déclencher un conflit nucléaire, reprendre les thèses de l’agresseur et « comprendre » ses motivations ? C’est manifestement la voie choisie par l’extrême gauche et l’extrême droite, et l’on peut dire sans manquer au devoir de l’objectivité journalistique que cette approche n’a strictement aucun effet sur le champ de bataille. Après les propos gentillets d’Alain et le stalinisme d’Aragon, ce pacifisme nouvelle manière serait crédible s’il stoppait net les avancées du généralissime Poutine ; mais comme il constitue une forme de bénédiction adressée à l’envahisseur, il représente sans doute la forme la plus avancée de l’hypocrisie morale. Au chapitre des fausses valeurs dont notre époque est si friande, il ne vaut pas beaucoup mieux que l’antiracisme islamiste qui permet à des ayatollahs en puissance de passer, sur certains campus occidentaux, pour des militants de gauche.
Je partage avec les amis le fruit de mes entretiens à Soumy avec l’espoir d’apporter quelques précisions sur la situation militaire ici. Contrairement à mes impressions de départ, la préoccupation majeure n’est pas liée à la prise de la ville – prise qui suppose des moyens bien plus importants que ceux que déploient les Russes pour reprendre, par vagues de missions suicides successives, les villages alentour. Ce qui ne veut pas dire que le front va se stabiliser au Nord-Est et que les choses vont s’arrêter là, tant s’en faut. On peut échouer à prendre une ville importante, mais il est toujours possible de cibler les habitants ou de leur faire vivre un enfer. Il suffit pour cela de faire voler une bonne dizaine de drones kamikazes, et – miracle de la technologie – les voilà contraints de courir sous les arbres ou de passer de cave en cave pour échapper à la mort.
Le safari humain qui se déroule depuis des mois à Kherson nous fournit, sans conteste possible, le meilleur exemple. Cette chasse à l’homme (aujourd’hui bien documentée par les multiples reportages de la journaliste Zarina Zabrisky), présente cet intérêt d’être à la fois un exercice de travaux pratiques (on s’exerce sur des cibles que l’on peut tuer sur le coup, ou, à tout le moins, blesser à vie) et un objet de délassement (il est très amusant de poursuivre un être humain dans les rues, surtout si le drone FPV est muni d’une charge explosive).
Bien qu’un tel scénario soit tout à fait envisageable ici (un premier drone est tombé, sans faire de dégâts, au milieu de Sorobna – l’une des rues centrales de la ville), le plus important est ce qui différencie les deux théâtres. Kherson est défendue par un fleuve – alors que Soumy ne l’est pas. Soumy est entourée par une forêt, et c’est sur cette forêt que, au niveau tactique, tout se joue. Le combat en forêt n’a rien à voir avec l’engagement en terrain découvert. Un drone est d’une efficacité redoutable dans une zone dénuée d’obstacles, mais, de même qu’il est inutilisable sous la pluie, il devient inopérant au beau milieu des arbres. Là, le nombre l’emporte – et c’est justement sur le nombre que les Russes entendent, tout à fait classiquement, remporter la guerre (primauté de la masse sur la finesse tactique, pour parler comme les militaires). Il se trouve que Soumy est entourée d’une vaste forêt. Il se trouve que des champs séparent encore les villages conquis et les positions ukrainiennes. Surveillés comme le lait sur le feu, entièrement minés, c’est sur ces quelques lopins de terre balayés par la pluie que se jouera demain le destin de la ville.
Photo : Sumy region, Ukrainian fighters getting into position in the early hours of the day. Copyright undisclosed