On pénètre une culture par la subtilité de sa grammaire. Dans la langue du pays où je réside actuellement, les noms, les pronoms et les adjectifs se déclinent selon sept cas grammaticaux. Parmi les plus intéressants figure l’instrumental. Ce cas est essentiel en ukrainien pour exprimer le moyen par lequel une action est accomplie – mais il est également employé avec certains verbes spécifiques. Ainsi du verbe « відчувати », lequel signifie « ressentir », et qui appelle ce cas grammatical – précisément parce que ressentir quelque chose, c’est devenir un instrument ; mieux encore, c’est faire de soi-même un instrument au sens musical du terme. On dira donc « Я відчуваю себе живим » (« I feel alive») pour exprimer cette transformation de soi dans le sens de la vie.
J’ai souvent rencontré des admirateurs de Poutine dans le cercle très select du souverainisme français, mais je n’ai encore jamais vu un Français partir avec femme et bagages pour s’installer dans un pays où il fait si bon vivre que la moindre critique de “l’opération spéciale” en Ukraine vous rend passible de prison. On peut voir en Poutine le seul rempart contre l’Otanisation du monde comme le vont répétant les anti-impérialistes de Palavas-les-Flots, voire, si j’en crois les chrétiens tendance Marion Maréchal, le seul vrai défenseur de l’Occident non dégénéré, mais de là à partir, de là à joindre l’acte à la parole, il y a un pas que nos vaillants polémistes se gardent bien de franchir.
Pour ceux qui n’ont pas d’autre choix que de manger du poutinisme matin, midi et soir, la situation se présente tout autrement. Deux livres nous permettent de savoir à quoi ressemble une ville tombée entre les mains des forces pro-russes en Ukraine. Il va sans dire que les pro-Poutine français n’en ont jamais entendu parler, et que, découvrant par hasard cette chronique, ils se dépêcheront de les « lol-er » sans les avoir lus.
Le premier appartient au genre analytique. Il nous permet de comprendre, non pas la “Russie éternelle” – cette fabrique à poncifs – ni la Russie héroïsée de Joukov, mais la nature du régime politique mis en place dans les territoires occupés – ce qui, lorsque l’on vit en 2025 et non en 1945, est beaucoup plus instructif.
L’auteur a l’immense mérite d’être originaire du Donbass ; ces amis qui basculent dans le néo-stalinisme assumé, ces amis qui n’en sont plus, ce sont les siens. Il faut suivre pas à pas la lente dégradation sociale qui préside à la formation de la République populaire de Donetsk pour mesurer la dimension familiale, affective, de cette forfaiture démocratique. « Donbass » de Stanislav Aseyev (traduction d’Iryna Dmytrychyn) nous offre une analyse incontournable sur la nature criminelle des soutiens de Poutine dans la région – en quoi ce livre est parfaitement conforme à ce que nous a appris, de son côté, Anna Politkovskaïa. “Qu’avez-vous contre la Russie ?” vont répétant les supposés russophiles – comme si les dissidents n’étaient pas russes, comme si Anna Politkovskaïa n’était pas, et de plein droit, une citoyenne de son pays.
Le deuxième m’a été recommandé par une combattante à Kherson. “J’ai lu ce livre pour savoir ce que je ferai si jamais je suis capturée par les Russes”, m’a-t-elle dit. Rédigé par un membre féminin du bataillon Azov, le récit de Valeryia « Nava » Subotina nous éclaire sur la séparation – séparation quasi ontologique – entre les collaborateurs et leurs victimes. Le dialogue surréel entre la prisonnière et son bourreau constitue un passage décisif pour qui veut comprendre les choix politiques de cette génération – une génération partagée, du moins au début du récit, entre les pro et les anti-Maïdan. Comme d’habitude, le tortionnaire joue au plus malin avec sa victime, et, comme d’habitude, ce jeu est d’autant plus pervers que la victime fait montre d’une foi inébranlable en la liberté de son pays. “Que votre parole soit oui, ou non – le reste appartient au Malin”, dit l’Évangile – c’est cette simplicité, et le prix qu’il en coûte de rester simple face à son tortionnaire qui font de ce petit récit un manuel de résistance appliquée.
Il est certainement plus facile d’ironiser sur la naïveté des manifestants pro-Maïdan que de décrire en détail à quoi ressemblent les activistes anti-Maïdan, ces agitateurs staliniens sur lesquels les partisans français de Poutine restent, comme chacun peut le constater, savamment silencieux. On lira ces ouvrages comme deux enquêtes sur le poutinisme effectif, mais également sur le Malin, ce vieil habitué des camps dont la principale ruse consiste à nous faire croire, suivant le mot de Baudelaire, qu’il n’existe pas.
DdN
Donbass : un journaliste en camp témoigne, Lviv, 2020, trad. fr. par Iryna Dmytrychyn, Atlande, 218 pages.
The Captivity, Valeryia Subotina, Folio Publishers, 2024, 252 pages.