« Comment peut-on vouloir autre chose que la paix ? » s’interroge le dernier homme, cette figure de la décadence européenne dont Nietzsche a cerné l’indigence dans la préface d' »Ainsi parlait Zarathoustra ». Encore faut-il pénétrer, comme le souhaitait le solitaire de Sils-Maria, dans les profondeurs de cette figure post-tragique qui a remplacé la liberté — c’est-à-dire l’héroïsme, c’est-à-dire la mort acceptée — par son bien-être et son confort. Nietzsche mentionne la question du chauffage, et il est exact que le dernier homme est plus obnubilé par la hausse des prix du gaz que par le massacre d’un peuple dont le destin le laisse tout à fait froid. N’est-ce pas ce conseil économique insidieux — «laisse-moi bombarder l’Ukraine tranquillement, pense plutôt à ta facture mensuelle» — que Poutine soufflait à l’oreille des Européens au début du conflit ?
Tout aussi remarquable est la représentation post-tragique que notre personnage se fait de la dissuasion nucléaire. Le non-usage de l’arme nucléaire reposait sur une certitude : « Avise-toi de l’utiliser et tu seras toi-même anéanti. » À cette épreuve de forces dont les pères de la dissuasion nucléaire française nous parlaient si bien, le dernier homme préfère de beaucoup l’idéal de la reddition par avance et sans conditions, ce qui l’amène, par un curieux renversement dont l’épouvante a le secret, à prendre le parti du seul leader qui ait jamais brandi cette menace en Ukraine.
Cette forme très actuelle du syndrome de Stockholm — qu’il vaudrait mieux appeler, à mon sens, syndrome de Moscou — éclaire d’un nouveau jour la règle qui commande de se coucher immédiatement devant la puissance la plus menaçante et la plus colérique. Cette « jurisprudence Medvedev » (qu’on me permette de rendre brièvement hommage au plus débile et au plus alcoolisé de tous les maîtres chanteurs) a beau faire trembler le dernier homme sur ses bases, force est de constater qu’elle n’impressionne nullement les soldats que je rencontre sur le front. « Accuser l’agressé des crimes de l’agresseur n’a jamais fait avancer la cause de la paix », m’a dit un jour un sergent-chef posté du côté de Lyman. Attitude incompréhensible aux yeux du dernier homme, lui qui raisonne comme Donald Trump (le fameux communicant américain en passe de remplacer Peskov dans la défense des intérêts russes). Qu’un pays en envahisse un autre, passe encore. Mais que le pays envahi cherche à se défendre, voilà qui dépasse toutes les bornes.
Les meilleurs amis de la paix ne sont pas les meilleurs ennemis de la guerre, notait un ambassadeur célèbre, et cet avertissement demeure, au vu des commentaires chaque fois plus attentistes du président américain, d’une sombre actualité. Devrions-nous, sous le prétexte ô combien légitime de ne pas déclencher un conflit nucléaire, reprendre les thèses de l’agresseur et « comprendre » ses motivations ? C’est manifestement la voie choisie par l’extrême gauche et l’extrême droite, et l’on peut dire sans manquer au devoir de l’objectivité journalistique que cette approche n’a strictement aucun effet sur le champ de bataille. Après les propos gentillets d’Alain et le stalinisme d’Aragon, ce pacifisme nouvelle manière serait crédible s’il stoppait net les avancées du généralissime Poutine ; mais comme il constitue une forme de bénédiction adressée à l’envahisseur, il représente sans doute la forme la plus avancée de l’hypocrisie morale. Au chapitre des fausses valeurs dont notre époque est si friande, il ne vaut pas beaucoup mieux que l’antiracisme islamiste qui permet à des ayatollahs en puissance de passer, sur certains campus occidentaux, pour des militants de gauche.
