De la corruption en Ukraine. Quatre questions à Tetyana Nikolaienko

Ses enquêtes sont toujours méticuleuses et ses analyses, d’une précision redoutable. En Russie, la vie de Tetyana Nikolaienko (Tетяна Ніколаєнко) ne tiendrait qu’à un fil. Mais la Russie n’est pas l’Ukraine – et tout est là. Rencontre avec une journaliste d’investigation qui n’entend pas choisir entre la lutte contre la corruption et la lutte contre Poutine – puisque c’est la même chose.

DdN – Présentée comme une manière de mieux lutter contre la corruption et de mieux lutter contre l’infiltration russe, la loi 12414 a suscité une forte opposition au point que le président Zelensky a dû faire machine arrière. Avant d’analyser la nouvelle loi, pourriez-vous nous expliquer les raisons de ce rejet initial ?

TN – En réalité, les raisons de l’adoption du projet de loi 12414 n’étaient pas fortuites. Au contraire, elles étaient le résultat d’une haine profonde et systémique du pouvoir actuel envers les organes anticorruption. Pendant des années, une règle tacite s’est imposée en Ukraine : accéder au pouvoir, c’était assurer la richesse de ses enfants et petits-enfants. En tant que député ou haut fonctionnaire, il n’existait qu’un seul moyen d’y parvenir : le lobbying au profit de certains intérêts commerciaux et la corruption. L’émergence des institutions anticorruption a radicalement brisé ce système. Plus de 30 députés de l’actuelle législature ont été inculpés. Des personnes proches du président Zelensky ont également été mises en cause, comme le chef du Comité antimonopole, Pavlo Kyrylenko, et le vice-Premier ministre Oleksiï Tchernychov. Il est évident que, dans ces conditions, la haine envers ces institutions atteignait des sommets, même si leur fonctionnement était loin d’être parfait. C’est dans ce contexte que le Bureau du président a décidé de modifier la loi, afin que le procureur général puisse, en cas de besoin, retirer une affaire gênante au NABU et au SAPO, leur faisant ainsi perdre leur indépendance institutionnelle.

DdN – Quel regard portez-vous sur la nouvelle mouture juridique proposée – en l’occurrence, la loi 13531?

TN – Le projet de loi présidentiel rétablit en fait tous les pouvoirs que les institutions anticorruption avaient perdus.

Les détectives du NABU retrouveront leur autonomie et ne recevront d’instructions que des procureurs du Parquet anticorruption spécialisé (SAPO).

Le procureur général ne pourra plus donner d’instructions au chef de l’organe d’enquête préliminaire du NABU ni à son département de contrôle interne.

Le procureur général sera interdit de transférer des affaires relevant de la compétence du NABU à d’autres organes — sauf en cas d’impossibilité objective de fonctionnement du NABU en temps de guerre, et uniquement avec l’autorisation du chef du SAPO.

Le chef du SAPO pourra lui-même déterminer la compétence d’une affaire, donner des instructions, approuver des accords de coopération avec l’enquête, remplacer les procureurs ou constituer des groupes de procureurs.

Cependant, certains points problématiques subsistent.

Selon la nouvelle version de l’article 218 du Code de procédure pénale, les litiges concernant la compétence des affaires liées au NABU seront tranchés soit par le procureur général, soit par le chef du SAPO. Cette compétence partagée peut provoquer des conflits.

En outre, le projet de loi prévoit des contrôles obligatoires au détecteur de mensonges tous les deux ans pour les employés du NABU ayant accès aux informations classifiées, ainsi que la possibilité pour le SBU de contrôler, pendant six mois, ces employés en vue de détecter une éventuelle collaboration avec la Russie. Que cela nous plaise ou non, ces contrôles pourraient théoriquement être utilisés comme un outil d’influence du SBU sur le NABU.

L’adoption de cette loi permettra probablement de débloquer l’aide internationale suspendue, mais elle ne signifie nullement un rétablissement de la confiance envers les autorités ni une accélération automatique du processus d’intégration européenne.

DdN. Il reste que le président ukrainien a très vite compris – face à la colère de la rue comme au ralentissement net, voire au gel de l’aide européenne – la nécessité de faire machine arrière. «It doesn’t take a great analyst to guess that stopping financial aid when Ukraine’s entire budget does not even cover the needs of the Ministry of Defence is a disaster for the state and a path to defeat», écriviez-vous. Dans ce contexte, comment analysez-vous le calcul des députés «récalcitrants» ?

TN – À vrai dire, l’avis des députés, dans cette affaire, n’a pas été déterminant, car la majorité exécute généralement sans réserve la volonté du président. En revanche, les raisons pour lesquelles il a changé de position peuvent avoir plusieurs explications : il y a là à la fois la pression de la rue et celle des donateurs internationaux. D’après mes sources, la Première ministre Ioulia Sviridenko et le vice‑Premier ministre Taras Kachka, après une conversation avec des représentants européens, ont informé le président qu’il risquait de perdre non seulement 1,4 milliard d’euros dès à présent, mais aussi 20 milliards à l’avenir.

Par ailleurs, un des responsables proches du président lui a apporté des informations montrant que les manifestations n’étaient en réalité financées ni par Porochenko, ni par Pinchouk, ni par Soros. Les gens, avec leurs pancartes en carton, étaient venus d’eux‑mêmes. Et cela aussi a contribué à une meilleure compréhension de la situation.

Mais cette prise de conscience ne met pas à l’abri de faux pas à l’avenir — y compris de tentatives de pression sur les médias.

DdN – Dans un éditorial retentissant, The Economist évoque l’idée d’une victoire russe – non par un gain territorial majeur – mais par le noyautage en interne du Parlement, comme en Géorgie. Pensez-vous qu’un tel scénario est possible en Ukraine ?

TN – Je n’aime pas trop parler en termes de « scénarios écrits par d’autres », car la dynamique d’un pays est aussi individuelle que celle d’une personne. Mais les risques d’influence russe sous des formes non militaires ont existé, existent encore et existeront toujours — tant sur l’Ukraine que sur l’Europe, dans le cadre des idées mégalomaniaques de Poutine. La Russie a toujours eu ses partis au sein du Parlement ukrainien, et seule la guerre sanglante a rendu toute orientation prorusse indécente pour les politiciens. Mais la Russie saura toujours exploiter nos faiblesses et nos bêtises à son avantage. Car le vote de la semaine dernière nous a fait plus de tort que toutes les manigances d’Orban réunies. La Russie exploitera tout pour empêcher notre entrée dans l’Union européenne.

31.07.2025

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STRAIGHT TALK. A Conversation with Tetyana Nikolaienko.

DdN – Framed as a way to better fight corruption and block Russian infiltration, Law 12414 provoked such strong opposition that President Zelensky was forced to backtrack. Before we analyse the new bill, could you explain the reasons for this initial backlash?

TN – As a matter of fact the push for Law 12414 was anything but accidental. It stemmed from a deep, systemic hostility within the current leadership toward the country’s anti-corruption bodies. For years, an unwritten rule dominated Ukrainian politics: winning power meant securing wealth for your children and grandchildren. For MPs or senior officials, there was only one way to achieve that—lobbying for certain business interests and engaging in corruption.

The rise of anti-corruption institutions shattered this system. More than 30 MPs in the current parliament have been indicted. Figures close to President Zelensky have also faced accusations, including the head of the Anti-Monopoly Committee, Pavlo Kyrylenko, and Deputy Prime Minister Oleksiy Chernyshov. Unsurprisingly, in such an environment, resentment toward these institutions reached new heights—despite their own imperfections.

It was in this context that the President’s Office moved to change the law, giving the Prosecutor General the power to remove a sensitive case from the NABU or SAPO whenever necessary—effectively stripping them of their institutional independence.

DdN – How do you view the new legal proposal — namely, Law 13531?

TN – The presidential bill essentially restores all the powers that the anti-corruption institutions had lost.

NABU detectives will regain their autonomy and will take instructions only from prosecutors of the Specialized Anti-Corruption Prosecutor’s Office (SAPO).

The Prosecutor General will no longer be able to give instructions to the head of NABU’s pre-trial investigation body or to its internal control department.

The Prosecutor General will also be prohibited from transferring cases within NABU’s jurisdiction to other agencies — except in cases where NABU is objectively unable to function during wartime, and then only with the consent of the SAPO chief.

The head of SAPO will have the authority to determine jurisdiction, issue instructions, approve cooperation agreements with investigators, replace prosecutors, or form teams of prosecutors.

However, some problematic points remain.

Under the new version of Article 218 of the Criminal Procedure Code, disputes over the jurisdiction of NABU-related cases will be settled either by the Prosecutor General or by the head of SAPO. This shared jurisdiction could easily lead to conflicts.

In addition, the bill mandates biennial polygraph tests for NABU employees who have access to classified information, as well as allowing the SBU to monitor these employees for six months to detect any possible collaboration with Russia. Whether we like it or not, such checks could, in theory, be used as a tool for the SBU to exert influence over NABU.

Passing this law will likely unlock the suspended international aid, but it will in no way restore trust in the authorities or automatically speed up the process of European integration.

DdN – And yet Zelensky was quick to grasp — confronted by public anger and by a sharp slowdown, if not a freeze, in European aid — that a U‑turn was inevitable. “It doesn’t take a great analyst to guess that stopping financial aid when Ukraine’s entire budget does not even cover the needs of the Ministry of Defence is a disaster for the state and a path to defeat,” you wrote. In this context, how do you assess the calculation of the “recalcitrant” Mps?

TN – To be honest, the opinion of MPs in this matter was not decisive, as the majority generally carries out the president’s will without question. By contrast, the reasons why he changed his position may have several explanations: both the pressure from the street and that from international donors played a role.

According to my sources, Prime Minister Iuliia Svyrydenko and Deputy Prime Minister Taras Kachka, after a conversation with European representatives, informed the president that he risked losing not only €1.4 billion immediately, but also €20 billion in the future.

In addition, one of the officials close to the president brought him information showing that the protests were in fact not funded by Poroshenko, Pinchuk, or Soros. People, with their cardboard placards, had come of their own accord. This too contributed to a better understanding of the situation.

However, this awareness does not shield against missteps in the future — including attempts to put pressure on the media.

DdN – In a widely discussed editorial, The Economist floated the idea of a Russian victory — not by securing major territorial gains, but by quietly capturing influence within Parliament, as occurred in Georgia. Do you consider such a scenario plausible in Ukraine ?

TN- I don’t really like to speak in terms of “scenarios written by others,” because a country’s dynamics are as individual as those of a person. But the risks of Russian influence in non-military forms have existed, still exist, and will always exist — both over Ukraine and over Europe, as part of Putin’s megalomaniac ambitions. Russia has always had its own parties in the Ukrainian parliament, and only the bloody war has made any pro-Russian stance politically indecent. But Russia will always find ways to exploit our weaknesses and our foolishness to its advantage. In fact, last week’s vote has done us more harm than all of Orbán’s scheming put together. Russia will seize on anything it can to block our path to the European Union.

31.07.2025

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