GUERRE. COLONIALISME. LITTERATURE. Entretien avec le romancier ukrainien Artem Chapeye.
Il est très rare que l’écrivain se montre sous son meilleur jour. Il est très rare que ce soldat bombe le torse. Il est très rare qu’Artem Chapeye se prenne pour Hemingway. À dire vrai, son propos est tout autre : retracer l’invasion à grande échelle de son pays, évoquer sa mobilisation, exposer ses faiblesses d’homme et de soldat aussi honnêtement que possible, décrire ce maudit réveil qui vous rappelle, au petit jour, que la forme à vos côtés est une arme et que votre pays est en guerre. Mais la dimension autobiographique n’est qu’un aspect de ce récit. Son livre s’inscrit dans le droit fil d’une réflexion sur la domination culturelle et, par la force des choses, sur le colonialisme russe – ce colonialisme dévastateur qu’une certaine gauche occidentale – sa famille – a largement choisi de ne pas voir et de ne pas comprendre.
Rencontre à Kyiv avec Artem Chapeye, auteur d’un livre en tous points remarquable, « Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes ».
DdN – Entre le pacifiste contraint de prendre une Kalachnikov lors de l’invasion russe de 2022 et l’écrivain anti-militariste qui découvre l’humanité simple et profonde dont peuvent faire preuve, confrontés à la mort, les soldats, la vie dans l’armée n’a cessé de te surprendre au point de remettre en cause tes convictions de départ. Ces découvertes constituent le sel du récit. Y a-t-il un événement déclencheur – une contradiction initiale – qui t’a décidé à écrire ce livre ?
A.C – Merci pour ton attention et la profondeur de ta question, David. Comme je l’ai écrit dans « Les gens ordinaires… », le premier sentiment intense, dans les toutes premières heures de l’invasion, a été ce qu’on appelle en Ukraine « la honte espagnole » : le fait d’avoir honte à la place de quelqu’un d’autre. Le choc initial a provoqué un engourdissement, mais ensuite, en voyant des comportements qui privaient une personne de sa dignité, j’ai compris que je préférais mourir physiquement plutôt que de mourir psychologiquement en trahissant ma propre personnalité, telle que je la perçois. Je pense que cela a été, comme tu le dis, le déclencheur de mon envie d’écrire.
En réalité, j’ai commencé à écrire ce qui allait devenir ce livre dès le premier jour de l’invasion, en me disputant avec rage avec Noam Chomsky, qui avait été mon idole jusqu’à la veille. Je ne savais pas encore que j’étais en train d’écrire un livre, bien sûr. À ce moment-là, je ne faisais que réagir. Et il a fallu presque trois ans pour arriver à vingt mille mots, ou peu importe le nombre exact de mots qui forment « Les gens ordinaires… »
DdN – Le pervers qui tue avec délectation se rira de la culpabilité, alors que l’homme décent – celui qui se passerait très bien de porter une mitraillette – est traversé par le sentiment d’être coupable : coupable de ne jamais en faire assez pour sauver son pays. La coutume journalistique voudrait que l’on ne cite pas un passage en entier, mais ce paragraphe est tellement juste que l’on s’en voudrait de le déformer. Peux-tu le commenter pour nous ?
“Si tu aides en donnant de ton temps et de ton énergie comme bénévole, tu n’es malgré tout pas dans l’armée. Si tu es dans l’armée, alors tu n’es pas au front – c’est mon cas –, là où les combats sont les plus violents. Si tu es sur la ligne de front — comme Yevhen, par exemple — tu es un officier et non pas un simple soldat : tu peux dormir dans un lit et non à même le sol ; tu es dans un abri souterrain, pas dans une tranchée. Et si tu es un soldat allongé dans une tranchée, alors tu es encore en vie, mais ton ami, lui, n’est plus là.”
A.C – Je ne suis certainement pas le premier à avoir remarqué ce fait (1). Je crois que beaucoup de gens en Ukraine ont parlé de ce paradoxe. C’est la Russie qui a attaqué l’Ukraine, et pourtant ce sont les Ukrainiens qui ont ressenti la culpabilité — la culpabilité de ne pas en faire assez pour arrêter la Russie. J’ai consacré tout un passage à ce paradoxe. Ceux qui sont partis se sentaient coupables vis-à-vis de ceux qui restaient. Si quelqu’un restait comme volontaire civil, il pouvait se sentir coupable vis-à-vis de ceux qui rejoignaient l’armée. Et même à l’intérieur de l’armée, on a souvent le sentiment que d’autres font plus que vous, ou prennent plus de risques. Si vous êtes officier, vous vous sentez privilégié par rapport aux simples fantassins, et ainsi de suite.
Je peux seulement ajouter que, selon moi, c’est une réaction psychologiquement saine.
DdN – Tu t’es découvert de nouveaux amis tout en t’éloignant de certains amis avec lesquels tu partageais pourtant de nombreuses idées politiques, exactement comme si la guerre rebattait les cartes de la socialité ordinaire. Impossible de ne pas évoquer, par exemple, le personnage de Serhii le Mystique – cet ami “illuminé” auquel tout devrait t’opposer sur un plan religieux et philosophique, et qui, pourtant, deviendra un soutien précieux…
A.C – “Serhii et moi avons passé des heures à philosopher. Nous partions de points de vue opposés sur bien des sujets. Il me parlait de ses théories sur les « corps subtils » et les « parasites de l’âme » présents sur Terre, tandis que je lui exposais les lois de la physique, tout aussi vertigineuses, et les atomes d’étoiles mortes dont nous sommes faits, la conscience de soi non moins incroyable de ces amas éphémères de matière, ainsi que la condition humaine et l’abandon à l’être. Malgré l’opposition inhérente à nos perspectives, il nous arrivait sans cesse de dire l’un à l’autre : « Je vois que toi et moi nous rapprochons dans nos pensées. », ai-je écrit à son sujet. Il m’a téléphoné hier, et nous sommes toujours aussi proches.
DdN – Joyce écrivait d’une manière cryptique afin de donner du travail aux universitaires, disait-il, pour 100 ans. À l’inverse, Kerouac plaçait la simplicité au-dessus de tout : “one day I will find the right words and they will be simple”. La simplicité est l’une des grandes qualités de ton livre, tant et si bien qu’on a souvent l’impression que tout commentaire compliquerait ce que tu es parvenu à exposer simplement. Est-ce lorsque cette simplicité dans l’expression est atteinte, que, à ton sens, le travail de l’écrivain est terminé ?
A.C – Mon idéal est d’être aussi simple que possible, sans pour autant tomber dans la simplification. Je me sens fier lorsque des gars de mon unité lisent « Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes » sans nécessairement savoir qui étaient Sartre ou Camus. Ou lorsqu’un étranger peut lire ce même livre sans avoir besoin d’aller sur Wikipédia pour savoir qui étaient Taras Chevtchenko ou Skovoroda. Cela dit, je n’évite pas les réflexions philosophiques, les références historiques, etc. Simplement, il n’est pas nécessaire de faire étalage de son savoir. À titre d’écrivain je préfère la métaphore de la transparence. Idéalement, un texte est transparent comme l’eau claire de la mer. Mais plus la vision du lecteur est fine, plus il peut plonger en profondeur dans cette eau. Et personne ne peut en voir le fond — pas même l’auteur. Souvent, nous introduisons dans notre art nos émotions profondes, nos traumatismes ou nos préjugés sans même nous en apercevoir, mais un autre pourra les percevoir mieux que nous.
Pour ce qui est de Joyce, c’est un tout autre sujet. C’est un grand écrivain anglophone. Mais à notre époque, beaucoup savent que peu de chercheurs parleraient encore de lui si, étant Irlandais, il avait écrit en gaélique plutôt que d’adopter la langue de ses colonisateurs. L’un des passages qui m’a le plus marqué dans « Ulysse » est celui où une femme, dans la capitale de l’Irlande, demande — si je me souviens bien — à Stephen Dedalus, l’alter ego de Joyce : « Vous parlez gaélique, êtes-vous de l’Ouest de l’Irlande ? ». Je lisais Joyce dans les années 1990, à une époque où, à Kyiv, la capitale de l’Ukraine, parler ukrainien revenait à dire : ce type vient de l’Ouest du pays. N’est-ce pas une situation particulièrement triste ?
Pour revenir à la question de la complexité : je pourrais être aussi cryptique que je le souhaite, mais un Finnegans Wake jouant avec l’ukrainien et d’autres langues (j’en parle cinq couramment) ne sera pas étudié par les chercheurs, tout simplement. C’est un vaste sujet, celui de l’impérialisme culturel. L’un des exemples les plus choquants reste la question de Saul Bellow : « Qui est le Tolstoï des Zoulous ? » Comme l’a répondu, je crois, Terry Eagleton : « Tolstoï est le Tolstoï des Zoulous ! »
La « grande littérature » a été possible dans les empires parce qu’elle pouvait se diffuser sur d’immenses territoires conquis, et aussi parce que des hommes comme Tolstoï, tout aussi géniaux et tout aussi moraux qu’ils étaient, avaient les moyens matériels de développer ce génie — bénéficiant de loisirs dès l’enfance grâce au travail de leurs serfs, en fait leurs esclaves. Tandis qu’un génie ukrainien comme Taras Chevtchenko a dû faire émerger son talent en dépit de sa condition – Chevtchenko est né serf –, puis en passant dix ans comme soldat/esclave pour avoir critiqué le tsar et son empire — lequel bénéficiait évidemment à des propriétaires de serfs comme le comte en question, Tolstoï. Sujet immense, j’en ai bien conscience.
Je m’éloigne quelque peu du problème « transparence vs lecture cryptique », mais je crois que tout cela est lié. D’autant que cela existe toujours : les « grandes littératures » restent celles des langues des anciens empires, parce qu’elles ont le plus de traducteurs mutuels, par exemple. Combien existe-t-il de traducteurs entre le français et l’anglais, si l’on compare au nombre de traducteurs entre l’ukrainien et, disons, le bengali ? Joyce, qui écrivait en anglais, sera étudié dans le monde entier encore pendant cent ans. Mais qu’en est-il des romans du grand écrivain africain Ngugi wa Thiong’o, romans écrits dans sa langue natale, le kikuyu ?
DdN – Ta réponse montre assez la profondeur qui attend le lecteur s’il se penche au-dessus de “l’eau claire” de ton écriture. Parce qu’il faut malheureusement conclure, j’aimerais que l’on s’arrête un court instant sur le très bel hommage que tu as rendu au jeune écrivain ukrainien Artur Dron – Артур Дронь. Tu soulignes le fait que vos points de départ sont opposés ; et cependant son écriture a réveillé en toi des sensations très profondes, comme si la littérature permettait de créer un langage commun dans lequel tous les traumatismes pouvaient se retrouver et se comprendre. Est-ce la mission, dans le contexte si dur et si particulier qui est le nôtre, de la littérature ?
A.C – Je le crois, mais avec quelques nuances. Artur Dron, par exemple, a une vision du monde très différente, mais il partage une expérience semblable, ou plutôt, il a fait des choix comparables. On apprend à respecter des points de vue opposés et à juger les personnes sur leurs actes plutôt que sur leur “vision du monde”. À l’inverse, il existe des gens qui savent assurément parler mais n’agissent pas. Ou ceux qui manient les mots avec un certain talent et agissent de manière criminelle. Je ne peux pas dire que j’aurais envie de rencontrer et d’aboutir à une « compréhension mutuelle » avec, par exemple, un écrivain talentueux comme Zakhar Prilepine, lequel a clairement soutenu l’agression russe contre l’Ukraine. Il ne faut pas attendre de la littérature qu’elle réconcilie un survivant du génocide et un nazi talentueux.
Kyiv, parc de Babi Yar, septembre 2025.
Artem Chapeye, « Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes », Bayard édition.
Photo : Mykola Hutsman.
(1) Voir par exemple le très bel essai d’Irina Tsilyk, “One, Two, Three”, in State of War, Meridian Czernowitz, 2024.
OLIVIA RESENTERRA : LE PARTI PRIS DES CHOSES.
David di Nota – Ce n’est pas tous les jours que l’on interviewe son épouse. Je vais toutefois éviter les commentaires élogieux, sinon on va croire que je suis partie prenante (rires). Ton nouveau livre, qui retrace la venue en France de tes grands parents italiens, est classé dans le genre romanesque. Es-tu à l’aise avec cette dénomination ?
Olivia Resenterra – C’est intéressant que tu commences par cette question de la dénomination parce qu’elle a vraiment surgi pour ce livre au moment où j’ai remis le manuscrit à l’éditeur et non pendant son écriture. C’est quand j’ai lu le sous-titre “ roman” sur les épreuves que je me suis interrogée : “mais au fait, est-ce vraiment un roman ?” En l’écrivant, j’avais conscience qu’il s’agissait d’un texte hybride qui tenait à la fois du récit, parfois du poème en prose, de la reconstitution historique, du souvenir (puisqu’il est écrit à la première personne) et de l’enquête, et que je ne voulais pas faire de choix entre toutes ces formes. Sacrifier à un genre particulier au nom d’une supposée clarté ou facilité (la facilité m’ennuie, m’attriste). Ni avoir peur – là, je parle pour moi qui me suis toujours méfiée des risques du sentimentalisme et du nombrilisme en littérature- de le faire du point d’une narratrice qui dit ‘je’. Et pour ceci précisément, je dois dire que les auteurs du New Journalism ou journalisme littéraire que tu mentionnes m’ont beaucoup aidée. Avec eux -Gay Talese, V. S. Naipaul, Bruce Chattwin ou Joan Didion- j’ai compris que l’on pouvait assumer le “je”, de s’inclure dans un récit non pas par volonté d’exposition, mais bien au contraire pour permettre à la réalité que l’on veut décrire de s’incarner, d’apparaitre dans toute sa singularité et son humanité. Ces auteurs ont un sens du détail, de l’écoute et de l’observation remarquable. Leur personne littéraire est au service de ce qu’ils veulent décrire. Je pense que le “je” de mon livre leur doit beaucoup. Donc, pour répondre à ta question, je dirais que je suis à l’aise finalement avec cette dénomination de “roman” pour mon livre parce que c’est bien ce seul genre qui offre la possibilité de faire ce que j’ai le plus de plaisir à créer et que j’admire le plus en littérature : un espace d’expérimentation qui tente de donner sens au réel, et pour lequel chaque tentative, chaque œuvre doit se penser comme unique. Pas de routine, ni de mode d’emploi. Quitte à susciter l’incompréhension. Kundera dans “L’art du roman” ne dit-il pas que c’est le seul genre qui a la capacité d’inclure tous les autres ?
DdN – Il me semble que tous les dispositifs narratifs, héros inclus, sont au service d’un personnage unique : le sentiment géographique…
OR – Je ne suis pas un écrivain “d’imagination”. Échafauder des histoires qui sont de purs produits de ma fantaisie m’intéresse assez peu. Quand j’ai essayé de le faire, cela n’a jamais rien donné de satisfaisant. Je trouvais que c’était assez artificiel, et surtout que cela manquait de “corps”. Il faut que je puisse, d’une façon ou d’une autre, avoir expérimenté quelque chose de ce que je raconte ou décris. Dans le cas de l’écriture du “Mur de l’atlantique”, l’expérience physique des lieux qui sont ceux de mon enfance et qui sont au centre du livre a été déterminante puisqu’il s’agit en filigrane de savoir comment un territoire avec sa végétation, son climat, son sol, son architecture et son histoire propres peuvent éduquer sensuellement, émotionnellement, un enfant, forger le regard qu’il porte sur le monde. La question se pose d’autant plus que les personnages des grands-parents italiens Valentino et Giacomina, n’appartiennent pas initialement à ce monde-là. Ce sont des montagnards, des gens d’un autre pays, d’un autre climat et d’une autre culture. La narratrice, enfant et plus tard adulte menant son enquête familiale, observe comment ses aînés se sont efforcés d’habiter, de s’intégrer à ce lieu qui ne leur est pas naturel. C’est un processus de “naturalisation” presqu’au sens biologique du terme, avant d’être un statut administratif validé par l’État français, dans leur cas, au début des années 60. À cette reconstitution parcellaire de leur histoire, se mêle le souvenir de sa propre éducation sensuelle et géographique presque topographique. On part de la maison des grands-parents, puis on élargit peu à peu le territoire des découvertes et des explorations, à l’image de cercles concentriques, de plus en plus grands. Les marais, puis les bords de la Charente, jusqu’à la côte, l’océan et les îles.
Je crois que tout artiste, tout écrivain porte en lui un sentiment d’étrangeté face au monde, ce besoin de s’interroger sur que l’on fait là. Être la petite-fille d’étrangers a sans doute forgé ce regard ou du moins cet intérêt que je porte aux lieux et territoires : un mélange de ravissement pour les émotions spécifiques qu’ils procurent et de conscience aigüe de la fragilité de l’expérience que nous en faisons. Ce livre est aussi le roman, je l’espère, de ce que seule peut la littérature : sauver les mondes engloutis.
DdN – La mise en valeur des éléments géographiques repose sur une intrigue extrêmement simple. Peux-tu nous la présenter ?
OR – Cette question m’embarrasse un peu car, justement, dans ce roman, et contrairement aux deux précédents, je dirais volontiers qu’il n’y a pas d’intrigue. Non pas par décision intellectuelle ou défi : cela s’est tout simplement imposé à moi. J’ai compris rapidement que le rythme de ce livre, au sens de sa musique propre comme de son développement, reposait sur la précision des souvenirs de la narratrice, sur leur pouvoir d’évocation qui se heurtent parfois à des récits familiaux inexistants plus que sur un fil écrit d’avance, planifié.
Mais s’il fallait donner le point de départ de ce livre, je dirais : l’histoire est celle de la narratrice venue rendre visite à ses parents dans la région de son enfance. Sa visite coïncide avec la vente de la maison de sa grand-mère, la Nonna, morte trois années auparavant. Lorsque la narratrice se rend pour la dernière fois dans cette maison, les souvenirs, les sensations qui lui sont liés ressurgissent.
Présenté de la sorte, tout parait pouvoir s’enchainer sans difficulté. Oui, sauf que ce livre est, décidément, un roman étrange, je m’en rends de plus en plus compte. Il ne respecte aucun code préconçu et s’autorise souvent des moments de pure attention aux sensations, ou alors il se détache de la narration, de l’idée même d’histoire pour emprunter son temps à la poésie ou parfois même au document historique. Et puis, il se termine tout de même dans un cimetière ! Et non pas comme un point final, mais pour mieux célébrer les éternelles épousailles de la vie et la mort. Ce n’est pas un dénouement, c’est un jaillissement, une spirale presqu’enfantine qui rebondit et emporte tout sur son passage. Si je recherche la définition de “spirale” dans le dictionnaire, je lis : “une courbe plane qui s’éloigne de plus en plus de son centre à mesure qu’elle tourne autour de ce centre. » Revoici la question du centre comme point d’ancrage de l’écriture et du rythme propre de l’exploration qui peut s’élancer, comme une onde, à partir de lui.
DdN – Je reste fasciné par ton sens du détail. Parmi tes livres, ce roman est certainement celui qui donne à la description – au plaisir pris à la description – sa plus grande amplitude. Quels sont tes maîtres en la matière ? Avec qui te sens-tu en intimité d’écriture ?
OR – En littérature, j’ai un amour profond pour les détails et donc pour la description. Mais attention, non pas la description pour la description comme on s’enivre de sa propre capacité à épuiser le réel ( impossible quoi qu’il en soit), mais celle qui exige un choix, une mesure. Sans cela, elle est indigeste et tient plus de l’exercice de style. Et à mon sens, lorsque l’écrivain s’y perd, s’il se fait uniquement plaisir, ou s’il veut se rassurer sur son talent, en réalité, il oublie le livre.
La description comme discipline, donc. Mes compagnons dans ce domaine, ceux que j’admire et écoute (car il s’agit également de la musique de la phrase, de sa cadence), sont sans aucun doute Flaubert pour justement ce sens du détail, de ce qui est apparemment insignifiant mais dévoile un monde en soi. Puis, je dirais Colette pour sa sensualité, cette manière qu’elle a de nous faire avoir les mots en bouche quand elle s’attache à la moindre fleur, au moindre insecte, elle a une manière de donner du plaisir à son lecteur qui est sans pareil. Pour ce livre, en particulier, je me suis souvenue, également du Zola de La curée et de La faute de l’abbé Mouret. Ce sont des livres très sexy, voire sexuels, ce qui peut paraitre surprenant chez Zola. On ne l’associe pas forcément à cela. Il y dévoile un appétit pour la matérialité des choses, de la nature et des corps étonnant et dénué de culpabilité. Francis Ponge est également un observateur extraordinaire. Et il y a une joie palpable à se poser devant un objet, un animal, et à vouloir le décrire comme si c’était la première fois. Enfin, je pense aux auteurs anglais V. S. Naipaul et Alan Bennett. Le premier pour son livre « L’Enigme de l’arrivée » et ce regard curieux et étranger qu’il pose sur les gens et les paysages. Rien n’est convenu, tout acquiert une présence incroyable. Pour Alan Bennett, son don se rapproche un peu de Flaubert. Il peut tout à coup, l’air de rien, mentionner des petits pics à saucisses-cocktail jamais utilisés, oubliés au fond du placard de ses parents et me faire monter les larmes aux yeux ! Pas besoin d’explication, ni de prendre le lecteur par la main pour lui dire ce qu’il doit ressentir. Oui, voilà, c’est ce qu’une description réussie doit être : elle doit pouvoir se passer de discours. Mieux : le mettre en échec.
Olivia Resenterra, Le Mur de l’Atlantique, Editions du Rocher, 2023.
PATIENCE DE L’AFFECT. (Trois questions à Pierre Cormary)

David di Nota – Aurora Cornu, ou le récit d’une icône. Peux-tu nous en dire plus sur cet étonnant personnage ?
Pierre Cormary – Aurora Cornu, c’est avant tout pour le public français l’actrice roumaine du Genou de Claire, un film d’Éric Rohmer sorti en 1970, année de ma naissance, sinon du mois qui l’a précédée puisque le film, dans sa réalité diégétique, se termine le 29 juillet au matin et que je nais quelques heures plus tard, dans la nuit du 29 au 30. Dès lors, je suis tenté de faire d’Aurora une sorte de sage-femme qui cinquante ans plus tard a fait de moi un écrivain. Le comble est que dans des interviews franco-roumaines, elle-même se définissait comme une maïeuticienne, ayant « accouché » plusieurs fois d’écrivains, à commencer par Marin Preda, son premier mari, classique de la littérature roumaine du XX ème siècle.
Alors, je ne sais ce qu’il adviendra de moi mais ce qui est sûr, c’est que sans cette rencontre miraculeuse avec elle, le 15 octobre 2012, je serais resté un simple blogueur.
Depuis longtemps, je me cherchais un sujet et quand on cherche, on ne trouve pas. Il faut que le sujet s’impose à vous. Et Aurora s’est imposée à moi. Rencontrer l’icône de ma vie, devenir son ami intime, la voir chaque semaine près de neuf ans (nos « mercredi »), je ne pouvais pas ne pas raconter cette histoire – dont je tenais d’ailleurs le journal scrupuleusement, notant tous nos dîners, promenades, conversations, confidences et même quelques disputes !
À partir de là, toutes les extensions, métaphores et folies, d’ailleurs présentes dans mon livre, sont permises : Aurora a pu être (et continue d’être) mon Athéna, ma Brunehilde, ma Sanseverina, ma Dame du Lac, ma Béatrice. Mais aussi ma troisième symphonie de Mahler (dans le fameux « Bimm, bamm » du cinquième mouvement qui raconte le reniement de saint Pierre puis sa délivrance, elle est la soprano et je suis le chœur d’enfants), ma sonate à Kreutzer (jouée par Martha Argerich bien sûr !), ma messe en si, que sais-je encore ? En fait, je n’en ai pas fini avec elle et compte bien dans une vingtaine d’années faire une sorte de Vingt ans après où je reviendrai sur ses dernières années, sa mort (le 14 mars 2021) et son impact « théogonique » sur moi. On me demande souvent si j’ai été triste à son décès. Eh bien non. Le miracle de l’avoir rencontré et d’avoir « vécu » neuf ans avec elle fut si grand que je n’allais pas faire le difficile. D’autant que la dernière année, elle voulait mourir, se et nous demandant à nous ses amis « ce que Dieu attend encolrre de moi en cette vie. » De ce point de vue, elle est partie autant en roumaine qu’en romaine.
Et c’est ce que j’ai voulu montrer dans mon livre : sa force d’âme, sa joie colérique, sa métaphysique fantasque – tout ce qui pourrait faire dire au lecteur : « cette femme est formidable, fabuleuse, effrayante ! ». D’ailleurs, cher David, comment toi-même l’as-tu perçue à la lecture, ça m’intéresse ?
DdN – Je te répondrais volontiers que la meilleure façon de comprendre la Dame, c’est d’interviewer le troubadour. Dont acte ! Mon sentiment est que tu réinventes “l’amour de loin”. J’ignore si tu vas abandonner ton poste au musée d’Orsay pour partir, comme ton glorieux prédécesseur Jaufré Rudel, en croisade contre les infidèles, mais je suis sûr que ton roman s’inscrit dans cette merveilleuse tradition littéraire. Comme lui, tu es passé maître dans l’autodépréciation érotique. Tu as pris le parti de rire de tes propres misères avec un humour qui met toutes les femmes, surtout celles qui t’attirent, à distance. “Face à une femme qui me plaît, écrit le narrateur, il faut que je me ridiculise tout de suite, que je lui montre à qui elle a affaire, que je la détourne de moi. Comme ça, elle ne sera pas déçue et je serai tranquille. Va donc pour le clown pas drôle (…) pour le pitre châtié”. Il me semble que nous sommes placés ici au coeur, à la fois érotique et comique, du roman. Qu’en penses-tu ?
PC – D’abord, je te rassure (ou te déçois), je ne compte pas du tout abandonner mon poste de gardien de musée à Orsay qui constitue ma structure sociale, professionnelle et alimentaire depuis 22 ans et grâce à laquelle je peux mener ma vie d’éternel étudiant et désormais d’écrivain qui s’y croit. Tant pis pour la comtesse ! Tant pis pour la croisade ! Tant mieux pour ma vie de petit bourgeois artiste à la Sempé ! Et vive l’autodépréciation qui permet tous les aveux à condition qu’elle fasse rire. Car en effet, plus qu’haïssable, le moi est risible. Fustiger ses faiblesses me semble de salubrité intime très port-royaliste en plus d’extirper le clown (blanc ?) qu’il y a en nous. Woody Allen, Jerry Lewis, à moi ! Alors oui, haro sur ma timidité congénitale, mes paniques sexuelles, mes sabotages amoureux comme dirait Amélie Nothomb (Améthyste Nombre dans le roman), mes complaisances coupables et mes incontinences égotistes qui, grâce à l’écriture, deviennent autant d’exorcismes spirituels. Une lectrice m’a dit que j’arrivais à être impudique sans être obscène. Le plus beau compliment qu’on m’ait fait, je crois. En tous cas, le sens de mon travail. Dans Mes Aimées, à l’origine un préquel d’Aurora Cornu, et qui devrait paraître en 2025, je reviendrai en détail sur toutes mes déconvenues amoureuses et mes slapsticks sexuels depuis le CM2 jusqu’au musée d’Orsay.
En même temps, il faut être honnête, quand on a tendance à se dénigrer, c’est qu’on cherche à préserver sa pureté initiale (ou ce qu’on imagine comme telle). Chacun cherche le bonheur (et l’amour) même celui qui va se pendre ou faire semblant, pourrait-on dire en paraphrasant Pascal. Et particulièrement l’écrivain qui joue un double jeu entre sa blessure et sa posture. Pierre Cormary, délivrez-moi de Pierre-Antoine Rey !
DdN – Parlons forme, si tu veux bien. Ton écriture est à la fois très directe et très travaillée, d’autant que ton roman se joue d’une multitude de références littéraires. Je pense notamment à la parodie de « Ulysses » que tu proposes, avec une malice toute joycienne, dans la quatrième partie du livre…
PC – Enfin quelqu’un qui me parle de mon chapitre joycien ! L’un de mes préférés et qui m’a donné un immense plaisir d’écriture. Tu sais que je suis un ancien de Jalons et que j’ai le pastiche dans le sang – et donc le goût de l’hommage. Dans ce chapitre, je reprends l’épisode « Ithaque » de l’Ulysse de Joyce, composé comme un catéchisme scolastique de questions/réponses et dans lequel Aurora se substitue à Bloom et moi à Dédalus. Une façon de nous mettre en ligne, en parallèle et en mythe et de nous affirmer comme personnages/personnes, auteur/autrice et même « IRM » (« Identités Rapprochées Multiples ») comme aurait dit notre cher Sollers.
Alors, je ne sais pas si je suis un « baroque », qualificatif souvent galvaudé, mais ce qui est sûr, c’est que je suis très sensible au réalisme magique qui consiste à donner de la vie et de l’humanité à toutes choses (les rats qui nous font une haie d’honneur, la tour Eiffel à qui je m’adresse lors de la première rencontre avec Aurora), à la multiplication des identités (qui passent autant par Erichtonios, le fils caché d’Athéna que « Diablo », l’un des X-Mens) et des doubles (qui a remarqué ce « Percey Mirrora » qui apparaissait furtivement – page 260 – et qui est un anagramme de « Pierre Cormary » ?) sinon aux métamorphoses en bonne et due forme. Je pense à la scène où Aurora et moi se transformons en chauve-souris et allons voler autour de la tour Eiffel.
Quant à la forme, vaste sujet. On peut toujours s’en sortir en répétant que la forme, c’est le fond – tarte à la crème des universitaires, mais je crois que dans l’expérience réelle de l’écriture, c’est plus compliqué que ça. Qu’il y ait à l’origine d’une vocation littéraire un don ou un désir d’écriture, certes. Mais encore faut-il avoir des raisons d’écrire. De ce point de vue, je cite souvent cette définition du style de Houellebecq que lui-même emprunte à Schopenhaurer : « le style, c’est avoir quelque chose à dire. » Et ce n’est pas si évident. Quelqu’un qui n’a rien à dire n’a pas de style même s’il écrit quinze livres. Perso, il m’a fallu rencontrer Aurora pour avoir quelque chose à dire (sinon à être), donc à écrire. C’est cela « ma » substance. Après quoi arrive la structure, soit le récit en forme de roman, l’ordre à réinventer, les va-et-vient dans le temps. Enfin le style qui surgit ou ressurgit – étant donc à la fois un « déjà là » mais surtout un « enfin là ». L’écriture adéquate, si tu veux. C’est cela, la forme, je crois.
DdN – Hegel parlait de la patience du concept. On pourrait parler, dans ton cas, d’une patience de l’affect… Merci infiniment pour tes réponses. Il est clair que, comme Joyce, tu as décidé de donner aux universitaires du travail pour cent ans. Souhaitons-leur bonne chance !
Pierre Cormary, Aurora Cornu, Unicité, 392 pages, 22 euros.
« SEUL COMME JE L’AI TOUJOURS ÉTÉ » : ENTRETIEN SUR JACQUES LACAN.

Un Lacan sans lacaniens. Un Lacan électrique et chatoyant comme une pièce de Labiche. Un Lacan, en somme, accessible et drôle – est-ce possible? La réponse est oui. Entretien avec Jérémy Berriau, philosophe et psychanalyste, auteur de « Apprendre à philosopher avec Lacan » (Ellipse, avril 2023).
DdN : Je tiens ton livre pour la meilleure introduction à Jacques Lacan. Il ravira aussi bien le néophyte que le clinicien aguerri, ce qui n’est pas un mince exploit. Peux-tu nous raconter ta première rencontre avec son travail ?
Jérémy Berriau : C’est beaucoup d’honneur que tu me fais ! J’ai voulu écrire le livre qui m’a cruellement manqué lorsque j’ai entrepris la lecture de Lacan : quelque chose de clair, lisible, précis, qui ne soit ni un “Lacan pour les nuls”, ni un énième palimpseste cryptique et jargonneur, qui prétend donner dans le génie en poussant la caricature au point d’en oublier le modèle. Il s’agissait aussi pour moi de repérer ce que Lacan apporte à notre temps. Nous y viendrons sans doute. En ce qui concerne ma première rencontre, elle eut lieu d’abord, comme la plupart d’entre nous, avec la figure de Lacan plutôt qu’avec son travail. J’étais enfant – c’est un peu ma “scène primitive” – et un magazine traînait au salon – ce devait être Télérama ou L’Evénement du jeudi, une revue de parents enseignants de gauche -. La couverture était une photo de Lacan, posant avec un sourire espiègle, un peu narquois, et qui portait le titre Ainsi parlait Lacan. Malgré mon jeune âge, je comprenais que ce personnage jouissait d’une sorte d’aura thaumaturgique, qu’on lui prêtait une puissance assez redoutable, parce qu’insondable et peut-être diabolique. Il était aussi manifeste que cet homme était un cas, un énergumène, absolument singulier, qui suscitait pourtant trop de fascination et inspirait trop d’autorité pour qu’on se hasarde à le déprécier comme un original voire un marginal. C’était un « hommoisin », pour reprendre un de ses termes, un homme qui se tenait debout et dissuadait toute dissolution de sa parole dans un quelconque récit commun. Lacan parlait. Point. Il n’avait pas demandé d’aval pour le faire. On l’écoutait, le critiquait, le singeait, peu importe… De toute façon on n’y comprenait rien ! Il parlait ainsi et comme nul autre. Et je pressentais confusément que dans tout cela, il était au fond question de sexe, ce qui ne pouvait manquer de piquer la curiosité du garçon pourtant sage que j’étais ! (rires)
DdN : Je reconnais bien là ton goût, que dis-je, ton amour de la sagesse ! (rires) Mais justement, parlons de sexe, ou plutôt de désir. La tradition philosophique a cru pouvoir tenir le désir en laisse par l’intermédiaire de l’éducation. Notre époque, elle, est essentiellement centrée sur la question du sexisme, du harcèlement et du consentement.
JB : Si la lutte actuelle contre le sexisme, le harcèlement et en faveur du consentement avait pleinement l’effet de protéger femmes et enfants des brutalités qu’ils subissent, alors il n’y aurait qu’à s’en réjouir ! Mais outre que son efficacité est encore insuffisante, elle semble parfois tendre à une croisade obsessionnelle contre le désir et la sexualité eux-mêmes, avec ce dommage d’aggraver les tensions entre les sexes et les générations. Sans doute la philosophie n’est-elle pas ici indemne de tout reproche, pour avoir véhiculé le préjugé que le désir est éducable. On en a conclu que le désir pouvait devenir une propriété de l’individu autonome, capable de l’accorder à sa guise au désir des autres au sein d’une société harmonieuse et safe. Or Lacan nous rappelle que le désir n’éclot pas au grand jour de l’Harmonie, sous le soleil du Bien, et qu’il ne relève pas d’un décret libre du sujet, indépendant de sa détermination par l’Autre et son désir.
DdN : Peux-tu préciser ce que Lacan entend au juste par “désir”, et surtout cette aliénation à l’Autre dont tu parles ?
JB : L’élément du désir, c’est le trouble, au sens d’une émotion déstabilisante (“Madame, votre sourire me trouble”), autant qu’à celui d’une “eau trouble”, c’est-à-dire impure, obscure, équivoque, mêlée à des corps étrangers. Le désir est un enfant maudit, coincé dans les limbes qui séparent les deux mondes hétérogènes du besoin organique et de la demande d’amour. Si je dis : “Madame, votre sourire me trouble”, c’est qu’une certaine excitation me bouleverse et cherche à se dire en des termes susceptibles de m’attirer sinon l’amour de l’Autre, du moins sa bienveillante écoute. L’Autre interprète ma demande selon son désir propre, et définit en retour la signification du mien, d’être honteux, offensant, ou au contraire bienvenu… C’est triste à dire, mais même le plus pathétique des goujats, lorsqu’il interpelle une jeune femme dans la rue : “Hé, pssst mad’moiselle ! ”, formule une demande qui est une demande d’amour, soumise à l’appréciation du désir de l’Autre ! Ce cyrano discount reste lui aussi pris dans les rets du langage, dans l’attente plus ou moins angoissée que sa muse urbaine lui renvoie la vérité sur son être désirant : un bad boy maladroit mais peut-être séduisant (c’est du moins ce qu’il espère), ou bien un pauvre type (ce qui est le plus vraisemblable), voire un harceleur criminel (l’hypothèse à redouter). Le désir est d’une extrême vulnérabilité, parce qu’il est nécessairement sujet à caution, et même à sanction dans l’interprétation de l’Autre.
DdN : Ce qui nous amène à éclairer la question du consentement d’une tout autre manière…
JB :L’oppression actuelle du désir et de la sexualité me semble passer par un littéralisme bête et méchant, qui confond ce que Lacan nous invite précisément à distinguer : d’un côté l’énoncé de la demande, de l’autre l’énonciation du désir. On prétend, par exemple, qu’il y aurait des mots intrinsèquement sexistes ou homophobes, justifiant qu’on les interdise non seulement dans l’espace public mais jusque dans la sphère privée d’une partie de Scrabble ! Faudrait-il donc surveiller si dans la pénombre ardente des backrooms, nos amis gays ne se gratifient pas de quelques « injures sexistes » et noms d’oiseaux « homophobes » ? Conviendrait-il de les contraindre à se susurrer uniquement des mots tendres, respectueux, admiratifs ? Placez pourtant l’exclamation “Oh, comme tu es belle ! ” dans la bouche du Petit Prince puis de Rocco Siffredi, et vous conviendrez sans doute que les désirs qui s’y énoncent ne sont pas comparables. Dans cette affaire, on oublie cet avertissement de Spinoza que “le mot chien ne mord pas”. Et quand Lacan recommande de prendre le désir “à la lettre”, il ne veut pas dire “au pied de la lettre”. Le désir se situe dans une énonciation, en-deçà de l’énoncé de la demande. La question du “consentement” relève d’une semblable analyse. Il est très facile d’arracher un “Oui” à une fillette dont on abuse. De même que l’échange des consentements, lors d’un mariage, n’empêche pas les mariages forcés, consentis verbalement mais sans désir.
DdN : Pourquoi parler, comme Lacan nous y invite, de l’“amur” ?
JB : Lacan s’est interrogé toute sa vie sur la possibilité d’un amour qui ne soit pas fondé sur le narcissisme, c’est-à-dire la passion du Même ou du “M’aime”, mais sur le désir comme désir de l’Autre. Il forge alors cet étrange néologisme, l’ “amur”, qui n’a pas une connotation bouffonne pour rien. Il désigne la tragi-comédie des relations de désir, où les êtres sont barrés par le mur du langage, poussés à l’incompréhension mutuelle et aux jeux incertains de l’interprétation. Ce qui ne manque pas, bien sûr, de les conduire parfois entre les murs de la prison ou de l’asile psychiatrique ! Mais il y a aussi les murs de l’intimité, du secret des amants, recelant la complexité et la subtilité infinies des relations humaines singulières. Alors le seul mur, pour nous protéger du littéralisme, s’appelle la littérature.
REGARDER DANS LE LIT DES GENS
DdN : Tu cites cette phrase de Lacan au sujet d’Harpo Marx, de son sourire, un sourire dont on ne sait jamais s’il relève “de la plus extrême perversité ou de la niaiserie la plus complète”. C’est cette indécidabilité entre le registre comique ou tragique qui fait la richesse et le sel de l’analyse lacanienne, comme dans les romans de Kafka.
JB : Je n’ai pas évoqué cette parenté de Lacan et de Kafka dans mon livre, mais maintenant que tu la mentionnes, elle me paraît frappante, et de nature à montrer ce que le discours analytique doit à l’énonciation littéraire, par opposition à ce que j’appellerais l’énoncé totalitaire du pouvoir. Imaginons un instant, en effet, le scénario kafkaïen suivant : un Inspecteur des Moralités est mandaté par l’Etat pour s’immiscer dans les lits conjugaux, afin d’y évaluer le caractère sexiste ou non-sexiste des ébats de madame et monsieur, appelons-les – pour contenter aussi bien Freud que Kafka – M. et Mme K.. D’un air morose et blasé, il s’installe sur un coin de matelas, avec son petit oreiller personnel, sa sacoche en élasthanne et son Macbook, et demande au couple d’accomplir devant lui une relation sexuelle, tout en faisant bien sûr abstraction de sa présence. On conçoit bien qu’ainsi placés sous observation, les K. ne peuvent s’empêcher de se demander : “Bon sang, que nous veut-il ? ”. Mais en bons névrosés, ils s’exécutent docilement, puis attendent avec fébrilité le verdict du professionnel : “Alors, monsieur l’Inspecteur des Moralités, suis-je sexiste oui ou non ? ” Au terme d’un non-rapport sexuel aussi absurde que malaisant, ils espèrent que cet Autre leur donnera enfin la vérité sur leur désir, et on peut à bon droit conjecturer qu’en vertu du pouvoir qu’il représente et du savoir qui lui est supposé, il ne se fera pas prier pour le faire, ni les K. pour le croire.
DdN: Ce scénario rappelle fortement le monde enchanteur de Sandrine Rousseau…
JB : Tu as bien saisi l’allusion que je viens de faire à cette députée écologiste, professeure d’université de surcroît, qui préconise d’aller “regarder dans le lit des gens” pour combattre le sexisme. Si un pareil scénario venait à être réellement mis en oeuvre, on pourrait légitimement s’interroger sur l’état mental du pouvoir et de ses représentants, et se demander s’il relève, comme dit Lacan, “de la plus extrême perversité ou de la niaiserie la plus complète”, donc si l’on ne peut que tragiquement succomber à l’angoisse ou s’il est encore possible de lui objecter le rire. Or, ne s’agit-il pas là d’une expérience du pouvoir et de ses fantasmes qui nous est après tout familière ? Je pense notamment à cet autre dispositif parfaitement kafkaïen que fut l’ “auto-attestation” durant le confinement de 2020 : cette invention a-t-elle surgi de cerveaux méchants ou bien malades ? Ces gens sont-ils tordus ou bien cinglés ? Pervers ou psychotiques ? Il serait tentant de répondre que cela dépend de leur bord politique : à gauche, dit Lacan, règnent les “imbéciles”, dont le psychotique pourrait incarner la pointe extrême ; tandis qu’à droite pullulent les “canailles”, dont le pervers est la perfection. Mais cette petite énigme se double d’une autre bien plus considérable, qui est celle de l’obéissance que l’Autre, instance d’autorité, ne manque jamais d’obtenir de la part des névrosés, y compris lorsque ses commandements sont ineptes, absurdes ou dangereux.
DE LA DOMINATION
DdN : Tu parles a contrario du discours analytique comme d’un “anti-pouvoir” .
JB : Oui. Le discours analytique est un anti-pouvoir, parce qu’il place le désir singulier du sujet à l’initiative de l’action, pour renvoyer l’Autre du pouvoir à son inconsistance. Il somme le névrosé de ne pas céder sur son désir, en même temps qu’il démasque, dans les vœux de maîtrise du psychotique et du pervers, l’impuissance du premier et le nihilisme du second. Il s’inscrit en ce sens au même fondement que l’énonciation littéraire, qui repose sur l’impossibilité d’enfermer le réel dans l’énoncé totalitaire de l’Autre. L’un comme l’autre, discours analytique comme énonciation littéraire, consentent à ce qu’un élément essentiel échappe à toute connaissance et toute emprise, élément que Lacan nomme objet a, qui est la condition même du désir d’un sujet. D’où le recours constant de Lacan à la littérature, son goût pour les scénettes, histoires et apologues, qui ne s’expliquent certainement pas par un souci pédagogique ! Car bien plus qu’une méthode, Lacan fait valoir une éthique, réglée sur le désir comme sagesse dernière, de sorte que le discours analytique se donne comme l’envers du discours du maître.
DdN: Tu évoques également “les gros sabots conceptuels de la domination masculine”, expression que je trouve rafraîchissante dans le climat actuel. Tu lies d’ailleurs cette analyse à la fameuse affirmation lacanienne : “La femme n’existe pas”. Peux-tu éclairer ces deux points ? En quoi sont-ils liés ?
JB : Permets-moi le détour d’une anecdote personnelle, qui je crois sera éclairante. Cela remonte peut-être à 2 ou 3 ans. Je m’inscris à l’une des formations proposées par l’Education Nationale dans le cadre de mon métier de professeur. L’intitulé en est Penser philosophiquement les inégalités femmes-hommes, bien qu’au regard de son contenu effectif, un titre plus approprié eût été Combattre la domination masculine et l’hétéronormativité. Une collègue est ainsi très fière de nous présenter un dispositif pédagogique qu’elle met en place dans ses classes, qui consiste à exclure de la salle les garçons, pour que les filles puissent librement s’exprimer sur l’oppression qu’elles subissent de la part des hommes. Une ou peut-être un autre collègue – puisqu’il est interdit de préjuger de son genre – nous tient une conférence sur le thème de l’identité, au terme de laquelle iel fait un éloge du “non-genre” et du “non-sexe”. Même si j’adore les discussions théologiques et les scénarios de science-fiction, je ne peux m’empêcher de nourrir personnellement quelques réserves. Mais soucieux de ne pas me faire haïr dès la première matinée, et déjà un peu engourdi de terreur, je prépare timidement quelques questions dans lesquelles je prends soin de distiller toute la diplomatie et toute l’humilité dont je suis capable. Après tout, me dis-je pour me donner du courage, il n’est pas aberrant qu’entre professeurs de philosophie nous puissions nous apporter la contradiction ! Sauf que je réalise rapidement qu’il n’a jamais été question de me laisser parler, ma position d’homme quadragénaire, manifestement cisgenre et hétérosexuel, disqualifiant a priori toute intervention de ma part. Je suis d’ailleurs le seul de ce genre dans la salle. Déjà on me tolère, je ne vais quand même pas émettre un avis ! De sorte que je voudrais avancer ici une hypothèse : dans cette réunion professionnelle – qui ressemble davantage à une thérapie de groupe ou un meeting en bande idéologique organisée -, et malgré ma barbe et mes cheveux argents, eh bien c’est moi, LA fameuse femme qui n’existe pas !
DdN : Pour employer des catégories lacaniennes, la domination réelle est rarement là où on se l’imagine.
JB : Absolument. Car au sein de cette communauté règne un ordre, certes anti-patriarcal et anti-masculin, mais qui n’en demeure pas moins un ordre et un ordre phallique. Ton droit à la parole, et la légitimité de celle-ci, y sont fonctions de ta capacité à répondre d’un ou de plusieurs des signifiants-maîtres mis à l’honneur : sexe féminin, transidentité, homosexualité, jeunesse… Autant dire que je ne suis pas couleur locale et que je ne réponds d’aucun. Cette formation n’aura duré que deux jours, mais il est certain que si elle s’était prolongée sur plusieurs semaines, j’aurais fini par développer des symptômes hystériques ! Car c’est exactement le problème de Dora, la célèbre patiente de Freud. Elle veut être une femme, rien qu’une femme. Point. Or dans le monde qui est le sien, il y a des mères, des épouses, des maîtresses, des filles, des sœurs, des vierges, des putains mais… Il n’y a pas de femme, LA femme n’existe pas. Et Dora pète un cable. La femme ne se définit pas de la femelle biologique, ni même d’un genre socialement construit, mais d’une place d’exclusion dans l’ordre phallique, qui est l’ordre linguistique lui-même. Cela signifie que tant que nous serons des êtres parlants, on pourra peut-être éradiquer la domination masculine et le patriarcat, mais on n’en finira jamais avec l’ordre phallique.
DdN : On sait que Lacan n’était pas tendre avec Simone de Beauvoir…
JB : Le cas de Simone De Beauvoir est fort intéressant à cet égard. Elle combat sans relâche le patriarcat et la domination masculine, mais elle est comme un poisson dans l’eau dans l’ordre phallique : agrégée de philosophie, écrivain célèbre, penseur reconnu, star adulée soutirant les faveurs sexuelles des foules de minettes venues se faire coacher en émancipation… Elle a pleinement assumé les signifiants-maîtres de son temps, ce qui lui a permis de ne pas devenir hystérique et de réaliser une œuvre immense. Or, tu le remarqueras dans ses Mémoires, la figure qui autorise ce grand désir sur lequel elle ne cèdera pas, c’est son père, tandis que toutes les femmes de son milieu s’efforcent de l’arrimer au destin de “jeune fille rangée” qu’elle ne sera jamais. Lacan le dit sans ambages : c’est le père qui rend un désir possible, c’est-à-dire un désir autre que celui de la mère. C’est pourquoi le “déclin de l’imago paternelle” qu’il annonce, prépare un néo-matriarcat dont un rejeton emblématique est en l’occurrence le macho, ce fils-à-maman immature, narcissique et non castré, incapable de supporter qu’une femme ait un autre désir que celui de l’aimer comme sa propre mère. La castration, c’est cet acte du père qui, libérant du désir de la mère, engendre un désir autre et la faculté de céder à l’Autre sa pleine altérité. Qu’on juge alors sur le plan éthique ce qui doit emporter notre préférence : la jouissance du Même, comme le prônent les idéologues du non-sexe et du non-genre ? Ou bien le désir de l’Autre en tant qu’autre, impliquant qu’il n’y a « pas de rapport sexuel » ?
POLITIQUE
DdN : Tu consacres la dernière partie de ton livre à la politique. Lacan partage avec Freud un pessimisme fondamental vis-à-vis des solutions collectives. Tu mets l’accent à bon droit sur cette affirmation décisive, affirmation qui reste aussi vraie aujourd’hui qu’hier : “La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir”. Il n’y a pas de solution collective à cette question. Chacun est renvoyé à lui-même comme Antigone vis à vis de ses propres choix, dans une solitude radicale que le militantisme politique a justement pour but de nous faire oublier. Il me semble que la seule politique de Lacan est de maintenir vivante la question du sujet, contre tous les faux semblants de l’adéquation à soi dans le groupe, qu’il s’agisse de la fusion fasciste ou du militantisme sexuel. Es-tu d’accord avec cette analyse ?
JB : Mais oui ! Cette analyse me paraît d’autant plus pertinente et nécessaire qu’elle permet de rappeler que la position lacanienne ne débouche pas sur l’à-quoi-bonisme voire le cynisme qu’on lui impute généralement, mais sur cette affirmation, la plus exigeante entre toutes, que le sujet est pleinement responsable de lui-même et de son désir. Ce qui ne veut pas dire qu’il puisse devenir maître de ce désir, contrairement à ce que promettent les collectifs politiques. Ceux-ci se fondent sur ce que Lacan appelle un discours, dont la fonction est de refouler les désirs singuliers dans une réjouissance commune. Ainsi le discours prend en charge le ratage sexuel des sujets, en leur intimant de jouir ensemble d’un même signifiant-maître : la Race, la Patrie, l’Europe, la Justice, le Progrès, le Peuple, la Transidentité, la Féminitude, la Gaytitude, la Négritude, et toute autre édifiante bannière qui aimante un collectif en lutte. Or l’effet de ce discours est toujours le même : ne pas se rendre compte qu’il est impossible de saisir le réel, d’un impossible résultant de notre aliénation au langage, et dont le désir est à chacun la plaie vivante en même temps que l’expérience lucide. Or pour jouir de cette ignorance, qui constitue rien de moins que notre inconscient, nous sommes prêts à céder sur notre désir, c’est-à-dire sur ce que nous avons de plus intime et de plus indéfectiblement nôtre.
DdN : Peux-tu présenter brièvement la théorie des 4 discours, et son actualité ?
JB : Lacan distingue trois modalités générales du discours, auxquelles s’ajoute comme leur envers le discours analytique. La première modalité – fondamentale parce que les deux suivantes procèdent d’un semblable effort de maîtrise – , c’est le discours du maître, qui agrège les masses autour de la jouissance de l’autorité. Cela passe par l’érotisation non seulement du commandement du maître – via la figure du chef, du Duce fasciste ou du Führer nazi – mais aussi de l’obéissance de l’esclave – incarnée par exemple par l’Ouvrier stalinien. Aujourd’hui et par chez nous, ce discours du maître produit un relent de nostalgie lacrymale envers “la France du Général De Gaulle”, mais aussi la divinisation du Peuple, en tant que Souverain dont la parole, prétendument d’or, ne s’en heurte pas moins à des oreilles de plomb. Car l’autorité valorisée par ce discours est avant tout celle de la parole et du signifiant – conformément à l’étymologie auctoritas -, auxquels sont attribués des pouvoirs magiques. Dans nos sociétés dites “démocratiques”, on croit pouvoir remédier au manque à jouir par des “débats”, des “concertations”, voire des « manifestations », dont l’efficacité est à peu près celle des danses de la pluie de nos sympathiques primitifs, qui croyaient déjà à la toute-puissance du symbolique. Or entre-temps et par sottise primaire, c’est le réel même qu’on a laissé échapper, que justement le discours universitaire, par la science ou plutôt l’imaginaire scientifique, s’enorgueillit de mieux maîtriser. Ce deuxième discours fut exemplairement représenté par la bureaucratie marxiste-léniniste qui, jalouse de ce que les lois de l’Histoire lui fussent une fois pour toutes révélées, ne pouvait concevoir que le réel puisse manquer de loyauté envers le Parti. De nos jours, ce discours fait occuper la scène à nos fringants “experts” et technocrates du néo-libéralisme qui, au nom d’un savoir apodictique, nous expliquent que l’économie se porte bien, que le pouvoir d’achat a augmenté, que l’Europe c’est la paix, le plein emploi et la prospérité, mais que les gens ne bossent pas assez, enfin que les calculs statistiques montrent un regain d’optimisme des populations. Et si celles-ci continuent d’exprimer leur “grogne” de pourceaux ignares, au point d’endosser des chasubles pour occuper les rond-points, alors il convient de “faire de la pédagogie” auprès d’elles pour leur expliquer qu’elles sont dans l’erreur, chiffres à l’appui et LBD en main. Les mêmes nous enseignaient il y a deux ans que le confinement et le vaccin empêcheraient la contamination par le Covid, et il y a quelques mois, que Poutine était un cas désespéré de la cancérologie et de la psychiatrie, en même temps que l’Ukraine remporterait haut-la-main la victoire et que nous provoquerions irrésistiblement l’effondrement de l’économie russe. Aussi cette deuxième forme de dénégation du réel et d’illusion de maîtrise ne manque pas moins que la première de s’attirer les foudres du discours hystérique. Car lorsqu’on est exclu du pouvoir des maîtres et du savoir officiel, il ne reste plus que sa souffrance à faire valoir. Une fraternité de symptômes, pour reprendre l’expression de Colette Soler, se forme alors pour réclamer justice et réparation. Ce troisième discours octroie par exemple à ma souffrance d’être juif, musulman, gay, obèse, femme, trans ou encore noir, une légitimité transcendantale qui me confère des droits sans la contrepartie d’aucun devoir. Et puisqu’à hystérique, hystérique et demi, on trouve même, depuis peu, des “masculinistes” pour revendiquer fièrement leur souffrance d’être un homme ! L’illusion passe ici, encore une fois, par la prétention à l’universalité d’un discours en vérité totalitaire, parce qu’il proscrit par avance tout ce qu’un sujet singulier animé de désir peut lui apprendre. Et c’est un tel sujet que le discours analytique se propose à rebours de placer en proue de l’agir.
DdN : Sommes-nous parvenus au point architectonique qui tient cette œuvre tout ensemble ? Quelle vérité places-tu au cœur de l’édifice lacanien ?
JB : Il y a un thème bien connu des lecteurs de Lacan, qui n’est pas de son invention et qu’il reprend explicitement à Saint-Paul : la loi n’est pas ce qui empêche, mais au contraire ce qui engendre le désir. De l’interdit naît le désir de ce qui est interdit. Le fruit de la connaissance, dans le jardin d’Eden, n’aurait jamais été convoité s’il n’avait été préalablement défendu. Le libertin s’engouffre dans cette brèche, pour prôner l’affranchissement du désir à l’égard de la loi, dans une jouissance transgressive illimitée. Sauf que ce transgresseur, ajoute Lacan, ne jouit pas tant de l’objet prohibé que de la loi prohibitive elle-même. La loi fait jouir : telle est la vérité nouvelle, me semble-t-il, qu’apporte Lacan. Car pour Don Juan comme pour Sade, les plaisirs sont assez mornes, s’ils ne prennent en même temps le sens d’un défi à l’endroit de l’autorité. C’est pourquoi ils agissent si peu, et parlent sans arrêt : pour réhausser leurs plaisirs d’une valeur symbolique seule susceptible de les faire jouir réellement. Ainsi Lacan objecte-t-il aux étudiants de 68 désireux non pas d’ignorer mais d’interdire l’interdit : “Ce à quoi vous aspirez en tant que révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez”. Et on peut sans doute déplorer qu’il ait eu cruellement raison, quand on constate qu’aujourd’hui, au nom du droit après tout très légitime de chacun de jouir comme il l’entend, ce n’est pas à une surenchère des plaisirs que nous avons affaire, mais à une prolifération cancéreuse des lois punitives, dont l’objet n’est pas tant de libérer la jouissance des minorités que de traquer les prétendues “phobies” et intolérances de la majorité. Arendt s’étonnait qu’une “banalité du mal” réside dans le fait que des individus comme Eichmann, fonctionnaire médiocre et zélé, puissent déclencher des catastrophes inouïes. Elle invoquait le conformisme. Mais Lacan nous apprend que le conformisme resterait inoffensif si ne s’y attachait en même temps une puissante jouissance, celle de la loi. Même lorsque la loi est absurde – comme dans le cas des auto-attestations – ou criminelle – comme les lois de Nuremberg -, elle produit un effet de jouissance assurant infailliblement l’obéissance des névrosés. C’est pourquoi ceux-ci sont si facilement à la merci des pervers, maîtres dans l’art d’instrumentaliser la loi, avides de les faire jouer dans leurs fantasmes “quoiqu’il en coûte” et de préférence s’il en coûte la liberté, la dignité et la vie.
DdN: La psychanalyse n’est plus à la mode, ce qui est sans doute une bonne chose. Voici Lacan rendu à ses vrais lecteurs. Merci infiniment pour ce livre, et merci pour cet entretien.


DE L’AUTRE CÔTÉ DU FLEUVE : ENTRETIEN AVEC BERNARD SIDLER
“Si tu ne t’intéresses pas à la guerre, dit un adage célèbre, la guerre s’intéressera à toi”. Résolu à “bouger tous azimuts”, Bernard Sidler s’y est intéressé de très près. Entretien éclair avec un photographe d’exception.
David di Nota – Comment devient-on photographe de guerre ?
Bernard Sidler – La façon la plus simple, c’était de s’engager dans l’armée. Je me suis engagé dans la Marine Nationale, qui m’a entièrement formé. Le but étant de tout connaître techniquement : matériel, physique optique, tirage, laboratoire, maniement du noir et blanc, couleur. L’opérateur doit être autonome, il doit savoir tout faire à bord d’un hélicoptère, d’un porte-avions ou encore des avions de l’aéronavale, les « Breguet Atlantic » occupés, à l’époque, à faire la chasse aux sous-marins soviétiques notamment au large des côtes libyennes en mer Méditerranée.
DdN – Est-ce à la suite d’un choc esthétique – un photographe, une exposition… – que tu as choisi ce métier ?
BS – Pas vraiment. J’avais surtout besoin de bouger tous azimuts.
DdN – Parlons de ta première mission.
BS – Je suis sorti major de ma promotion, de sorte que j’ai été nommé d’office à Paris, au fort d’Ivry, à l’Etablissement Cinéma et Photographie des Armées. J’ai rapidement compris ma chance. En vérité cet établissement a vu passer du très beau monde : Pierre Schoendoerffer, Pierre Ferrari, Claude Lelouch… tous les photographes qui ont couvert la guerre d’Indochine et qui se sont occupés de moi. Chance supplémentaire, j’ai été affecté au reportage. C’est en 1983, au mois d’août, que s’est déclenchée l’opération Manta au Tchad – ma première rencontre avec le terrain.
DdN – Avec quelles marges de manoeuvre ?
BS – J’étais totalement autonome, hors hiérachie. “Monsieur, je vous donne carte blanche”, avait confié le ministre de la Défense de l’époque, Charles Hernu, au jeune homme de 19 ans que j’étais. Ce qui m’a donné encore plus de pouvoir et d’autonomie.
DdN – Une fois sur le terrain, quelle est la première étape ?
BS – Il faut commencer par s’intégrer complètement – mais ça, c’est de l’instinct. Tu dois percuter sur tout. Cette complicité est essentielle. Il y a une place dans une jeep, elle est pour toi. Je travaille rarement au téléobjectif, je travaille au contact, à deux mètres des gars.
DdN – Tu es là et pas là, puisque tu regardes.
BS – Je suis bien là, avec eux, mais je regarde et photographie l’action, moi derrière mon boîtier et mon objectif avec le plus de recul possible. Tous mes sens sont en alerte.
DdN – Une photo qui me paraît exemplaire de cette position très particulière, c’est celle-ci. (Photo 1)
BS – Je suis avec un groupe action, un « Stick Action Spéciale », des commandos du 1er RPIMa, excellent régiment bâti dès la seconde guerre mondiale sur le modèle des SAS britanniques – des bêtes de combat, des machines de guerre. On est au Burkina Faso. L’hélico vient les chercher. Dans une demi-seconde, je vais me prendre la tempête de sable dans la gueule. Les conditions sont si violentes que l’autofocus est complètement perdu. Il faut basculer illico en manuel.
DdN – Deuxième photographie que j’aimerais que tu nous commentes, cette scène de bivouac. (Photo 2)
BS – République centrafricaine. Nos conditions étaient très rustiques. On dormait en pleine savane dans nos lits picots. Nous étions à la ration de combat tout le temps, une priorité étant de faire cuire du vrai pain. Le soir, après le dîner, le soleil se couchant tôt en Afrique, on tchatche entre nous, puis dodo. L’hôtel aux mille étoiles, comme disent les Maliens.
DdN – Ton travail ne se limite aucunement à l’armée française. Cette expérience humaine – cette confrontation permanente avec la mort – tu l’as également éprouvée en tant que grand reporter. Quel terrain, parmi les conflits que tu as couverts, t’a le plus marqué ?
BS – L’ex-Yougoslavie. Je travaillais alors pour le Figaro Magazine. J’étais avec un journaliste que j’aimais beaucoup, Victor Loupan. On apprend qu’il y a eu un massacre dans un village proche du Danube, côté serbe. On se fraie un chemin. Les Tchetniks (qui ne sont pas exactement des enfants de choeur), nous réceptionnent. Cheveux longs, grandes barbes, têtes de mort partout. Je fais quelques photos des véhicules raffalés, ils venaient de tuer quatorze policiers croates puis ils nous dirigent vers la boucherie du village. Un Tchetnik met la main sur la porte de la chambre froide. Et là, par intuition, je me dis : “si je fais des photos des cadavres, c’est pas bon”.
DdN – C’est à dire ?
BS – J’ai compris qu’il fallait rentrer. Ils nous raccompagnent sur la barge pour retraverser le Danube (ils avaient fait sauter le pont). L’ambiance est lourde, glauque. Soudainement, ils stoppent le moteur. Notre interprète, pâle et tremblant, nous fait comprendre que les Tchetniks armés veulent nous noyer. J’éclate de rire, on parlemente. Au bout de dix minutes, ils remettent le moteur en route et nous déposent de l’autre côté du fleuve.
DdN – Ne pas avoir pris ces photos t’a sauvé la vie ?
BS – Oui.
“Les Forces Spéciales dans l’objectif de Bernard Sidler”, ECPAD, 2022.
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